Il faut que la sensibilité de l’âme s’exerce ; et si elle n’a pas un objet véritable, elle s’en fait un fantastique. Il était décidé dans l’opposition d’Élise, qu’il n’y avait rien dans la nature qui fût digne de l’attacher. Mais elle avait trouvé dans la fiction de quoi l’occuper, l’émouvoir, l’attendrir. La fable des sylphes était à la mode. Il lui était tombé sous la main quelques-uns de ces romans où l’on a peint le commerce délicieux de ces esprits avec les mortelles ; et pour elle ces brillantes chimères avaient tout le charme de la vérité. [Marmontel, Le mari sylphe, p. 100]
MICHEL DELON propose aux éditions Desjonquères une anthologie de ces romans à la mode au XVIIIe siècle, dans lesquels « l’on a peint le commerce délicieux de[s sylphes] avec les mortelles » désœuvrées. Sa préface, tout à fait passionnante et instructive, retrace le parcours de ces êtres fantastiques dans la littérature française, depuis Le comte de Gabalis de Montfaucon de Villars au XVIIe siècle jusqu’à la réappropriation poétique de cette figure au XIXe, par exemple par Victor Hugo, Béranger et Charles Dovalle, sous un prisme plus mélancolique et romantique. Les trois poèmes sont cités intégralement, en guise d’épilogue, Le comte de Gabalis partiellement (le second entretien sur les sciences occultes et particulièrement sur les sylphes, êtres de l’air comme les gnomes sont ceux de la terre, les salamandres ceux du feu et les ondins ceux de l’eau) comme une introduction aux nouvelles du XVIIIe siècle.
La première nouvelle est celle de Crébillon fils, Le sylphe (1730), qui dépouilla cette figure littéraire de sa signification spirituelle pour en faire une incarnation du désir. Son texte est délicieux et est demeuré mon préféré entre tous. Crébillon représente déjà le difficile équilibre entre le désir et la morale de la société, à travers un dialogue moral et la séduction du sylphe, être idéal qui devine la femme, respecte son tempo. Il joue également de l’incertitude entre le songe et la réalité, laissant l’épistolière et le lecteur avec cette douce interrogation : « son indifférence pour moi me fait penser que ce n’est qu’une agréable illusion qui s’est présentée à mon esprit. Mais n’est-il pas dommage que ce ne soit qu’un songe ? » [Crébillon fils, Le sylphe, p. 75]
Les auteurs qui se placent à la suite de Crébillon lèvent quant à eux le mystère, prenant clairement position dans le merveilleux ou le réalisme. Le sylphe galant et observateur (1800-1801) se place par exemple dans le premier cas, avec un jeune homme devenant sylphe et invisible par le pouvoir d’un anneau. Cela lui permet de tout savoir des femmes de son choix et de constituer ainsi un recueil d’anecdotes grivoises, à la façon de Lesage (Le diable boiteux), Crébillon (Le sopha), Diderot (Les bijoux indiscrets), etc.
Élise aime les sylphes ; je puis être un sylphe amoureux. [Cette ruse] n’est pas nouvelle : plus d’un amant s’en est servi ; mais Élise ne s’y attend pas, et je suis persuadé qu’elle y sera trompée. Il n’y a de difficile que le début, que le premier nœud de l’intrigue ; mais je compte sur ton adresse pour m’en procurer le moyen. [Marmontel, Le mari sylphe, p. 102-3]
Marmontel démythifie quant à lui la figure du sylphe dès le titre de sa nouvelle : Le mari sylphe (1761). Le stratagème (séduire son épouse en se faisant passer pour un être surnaturel) est révélé au lecteur dès le début – seule l’épouse en est la dupe – et utilisé dans bien d’autres textes de l’époque repris dans l’anthologie. Ainsi, Nougaret conclut-il ironiquement qu’« il résulta cependant de tout ceci un véritable prodige : on vit une femme du grand ton aimer son mari, en dépit de la mode, et se montrer toujours docile et soumise » [Nougaret, Le singulier sylphe, p. 134]. L’ironie déjà présente chez Crébillon se déplace chez ses successeurs et se porte sur l’influence des romans sur certaines femmes, à la façon de Madame Bovary : chacune ne « voit » un sylphe que parce qu’elle le veut bien et y a rêvé dans de nombreux romans. « Vous savez que de tout temps j’ai souhaité avec ardeur de voir un de ces esprits élémentaires connus parmi nous sous le nom de sylphes » [Crébillon fils, Le sylphe, p. 60], écrit notamment Madame de R***.
Enfin, Sade détourne lui aussi la figure du sylphe dans son roman Juliette, dont un extrait est repris. La créature retrouve un peu de sa magie, convoquée par une sorcière, mais ce n’est qu’en contrepartie d’un viol bien réel d’une jeune fille sur qui est testé un poison. À travers le sylphe, Michel Delon présente en quelque sorte une évolution du roman libertin, depuis Crébillon fils jusqu’à Sade, d’une interrogation morale du désir à un concentré de noirceur renvoyé à la face d’une société hypocrite, en passant par un progressif embourgeoisement et moralisme du genre. Cela reste une interprétation en filigranes de ces nouvelles, que j’ai pris plaisir à lire pour l’élégance de leur style et cette ironie disséminée dont je ne me lasse pas
Vous me reprochez mon goût pour la solitude : si vous saviez combien j’ai été agréablement occupée dans la mienne, vous viendriez avec moi prendre part à mes amusements, quelque peu réels qu’ils soient peut-être. Vous vous moquerez de moi, sans doute, quand je vous avouerai que ces plaisirs que je vous vante tant ne sont que des songes. [Crébillon fils, Le sylphe, p. 59]
Une anthologie intéressante et à découvrir.
Sylphes et sylphides, anthologie présentée par Michel Delon
Desjonquères (Paris), coll. XVIIIe siècle, 1999
1re publication : de 1670 à 1830
Desjonquères (Paris), coll. XVIIIe siècle, 1999
1re publication : de 1670 à 1830
le titre est alléchant pour moi qui suis friande de mythologie, mais il semble que ce ne soit pas tout à fait le sujet ;)
RépondreSupprimerEn effet, tu risques de rester sur ta faim côté mythologie. ;) Eventuellement, Le comte de Gabalis pourrait t'intéresser par la façon dont ces mythes sont repris, perçus et remis au goût de l'époque, mais les autres nouvelles ne sont pas du tout dans cette optique.
Supprimer