UNE ÉDUCATION
LIBERTINE est un roman passionnant,
très riche d’un point de vue stylistique, lexical et thématique, nourri de
nombreuses références littéraires. Celles-ci s’y intègrent naturellement,
sans être explicitement nommées : le lecteur qui ne les connaitrait pas ne
les remarquerait donc pas et ne serait pas gêné dans sa lecture, tandis que d’autres
lecteurs apprécieront débusquer ces détails au détour d’un portrait ou d’une
description. Les premières lignes portent par exemple pour moi indéniablement
la marque du Parfum de Süskind :
Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un œil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse quasi suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l’étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l’air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places. [p. 15]
C’est aussi un roman qui a passé avec un succès indéniable l’épreuve
de la relecture : j’ai eu le sentiment de le redécouvrir, d’y déceler de
nouvelles richesses. Plongée alors dans les romans libertins du XVIIIe siècle, c’est principalement cet aspect qui
m’avait marquée et que j’y avais recherché. On le retrouve en particulier avec
le personnage d’Étienne de V., dont le portrait est ainsi tracé :
C’est un homme sans vertu, sans conscience. Un libertin, un impie. Il se moque de tout, n’a que faire des conventions, rit de la morale. Ses mœurs sont, dit-on, tout à fait inconvenantes, ses habitudes frivoles, ses inclinations pour le plaisir n’ont pas de limites. Il convoite les deux sexes. C’est un épicurien dépravé, un coquin licencieux. […] Ce libre-penseur philosophe sur sa décadence et distille sa pensée sybarite, corrompt les âmes. On dit aussi qu’il est un truand, un meurtrier, un empoisonneur, bien que jamais on ne l’ait pu accuser. [p. 119]
Fascinant et digne
héritier des libertins dont il porte l’initiale, Valmont et Versac, il a le
charme dangereux de ces deux hommes, de ceux que l’on craint et invite pourtant
partout. Il en a aussi la verve et le goût de l’éducation, lorsqu’il prend sous
son aile Gaspard, jeune provincial arriviste. Bien qu’il se dise «
artisan plus que penseur » [p. 453], il aime à donner des leçons et se
montre fin observateur de la nature humaine, tant dans les hautes sociétés que
les bas-fonds parisiens.
Lors de cette relecture, c’est moins les fastes de la haute
société libertine qui m’ont frappée que la noirceur
des bas-fonds, dans lesquels seul Jean-Baptiste Del Amo parvient à m’entrainer.
Son écriture érudite, luxuriante me séduit et m’emmène au plus sombre de l’âme
humaine. Plus particulièrement, je le suis parmi les corps dans ce qu’ils ont
de plus répugnant, dans le dégoût de ceux-ci.
Figés comme des statues, aucun n’était à l’image de la mort paisible. Les bras et les jambes, quand ils n’étaient pas absents ou dissociés des corps, se tordaient en simagrées. La peau, parfois blanche, bleue ou verte, se tendait sur les chairs, se fendait en crevasses juteuses. Les visages offraient une multitude d’expressions. Un noyé était si gonflé que son faciès une bouillie informe. Un enfant dormait définitivement, la bouche tordue sur quelques dents naissantes. [p. 161]
Il est frappant de constater à quel point les corps sont présents dans cette Éducation libertine, par contraste avec
les romans libertins qui les cachaient, les suggéraient et les idéalisaient.
Ils sont ici montrés de façon
particulièrement « corporelles » et sensuelles : tous les
sens sont convoqués pour décrire la traversée de la ville, sa puanteur, son
bruit effroyable, les autres qu’on frôle, le goût salé de sa propre
transpiration. Les corps morts, agonisants ou pourrissants exercent également
une grande fascination, viennent rappeler la condition de mortel dans toute sa
matérialité, sans la moindre spiritualité.
Dans un entretien publié sur Zone critique, Jean-Baptiste
Del Amo qualifie ce texte d’« excessif » :
il y a en effet encore énormément à en dire, il brasse beaucoup de thèmes, à
commencer par l’ascension sociale et les désillusions qu’elle occasionne (là aussi,
un beau parallèle avec les romans libertins et le schéma de la formation qu’on
peut y dégager). Personnellement, je trouve quelque chose de baroque à cet excès, un étourdissement
de détails enrichissant, dont témoignent par exemple les nombreuses
descriptions. Il s’agit de tout montrer, la ville au XVIIIe siècle, le parcours
intérieur et à travers les classes sociales d’un jeune provincial, la noirceur
de l’âme humaine à chaque étape.
Un roman exceptionnel.
Une éducation libertine de Jean-Baptiste Del Amo
Gallimard (Paris), coll. Folio, 2010
1re publication : 2008
Toujours dans ma PAL depuis le temps hmm hmm... Mais il sera lu un jour, promis !!!
RépondreSupprimerIl y a tant dont je pourrais te dire autant, je suis bien mal placée pour quelque reproche que ce soit... Mais j'espère qu'il te plaira et serais curieuse de te lire à son sujet "un jour". ;)
SupprimerA lire donc pour plonger dans le monde libertin du XVIIIe siècle.
RépondreSupprimerJe n'ai pas dû le dire assez clairement, mais ce n'est qu'un pan de l’œuvre et pas forcément le plus présent : c'est avant tout un roman de formation et d'ascension sociale, depuis les bas-fonds jusqu'à la haute société. Je ne dirais donc pas qu'il plonge dans le roman libertin du XVIIIe, mais en propose une belle adaptation et "réécriture".
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