Contes immoraux | Prince de Ligne

Ne me dites donc pas ce que vous ne me direz pas. Je me souviens d’un vers : Tous vos petits écrits ont de longues préfaces. [p. 75]
DIGRESSEUR, le prince de Ligne n’emploie pas moins de deux récits-cadres pour déployer ses contes immoraux et la thèse qu’il entend démontrer par ceux-ci. Le premier contexte est celui de l’enfer, où le bon diable Bélial se voit invité à raconter ses aventures amoureuses. Excédé par les remarques misogynes de ses comparses, il entend leur prouver qu’il existe des femmes vertueuses, même parmi celles qui succombent aux séductions. Après tout, « on pardonne au premier mouvement d’un homme qui veut presque ôter la vie ; qu’on pardonne donc au premier mouvement de celle qui risque de la donner. » [p. 83] Il égratigne également la tradition romanesque, en raillant les caractéristiques nationalistes associées à diverses intrigues du genre : le roman noir anglais, les intrigues galantes françaises, les chevaliers du roman allemand, les Maures espagnols, les épisodes tragicomiques italiens, ou encore les splendeurs orientales. Le bon diable du prince de Ligne fait quant à lui le choix d’un roman réaliste, qui suivrait l’histoire du cœur et la « marche des évènements », sans exagération, ni merveilleux.

Le second récit-cadre, enchâssé dans le premier, est l’histoire du baron de Liebsthal, nom emprunté par Bélial lors de sa vie humaine et de ses voyages à travers l’Europe. Il épargne au lecteur la narration de son enfance et de sa jeunesse – en raillant encore au passage une tradition littéraire, celle des romans-mémoires – pour en arriver plus rapidement à sa relation avec Sara, une jeune femme instruite et résistante à ses avances. Elle disparaîtra quelques années de sa vie, à la suite d’un déménagement, avant d’y revenir, mariée. Elle lui demande le récit de ses aventures amoureuses en son absence, et débute alors la série de « contes immoraux », commentés avec scepticisme et ironie.
J’admire, dit-elle, votre effronterie de ne pas vous lasser de dire du bien de vous et de toutes les femmes qui ont été assez bêtes pour avoir des bontés pour vous. Un peu de méditation là-dessus. Récapitulons encore. Isidore rendue à la morale. Fatmé rendue à la raison. Hedwige rendue à la vertu. Natalie rendue à la réputation. Esther rendue à la tendresse conjugale. Camille rendue à la tranquillité. Armandine rendue à la prudence. Ivanowna rendue à son mari, et Sigéfride rendue à Dieu… et tout cela, Monsieur le baron, pour s’être rendues à vous. [p. 137]
Les contes sont dits immoraux, en raison de leur sujet, mais se montrent très moraux dans leur dénouement, ainsi que le fait remarquer Sara, assez sceptique à ce sujet. Toutes les amours du baron se finissent de façon assez heureuse et par un retour à une attitude vertueuse, après la prise de conscience de ses erreurs. Plutôt que des intrigues, les contes constituent des portraits-types : des femmes de diverses conditions, plutôt vertueuses, qui se laissent entraîner par un penchant ou l’autre de leur caractère et s’en voient corrigées au terme de leur aventure amoureuse. Cela ne m’a pas semblé manquer de vraisemblance, mais bien de piquant et de véritable immoralité. À trop vouloir donner une image positive de la femme – qui se distingue agréablement de celle véhiculée dans de nombreux romans libertins et du XVIIIe siècle en général –, le baron les a quelque peu affadies et ne présente pas de figure véritablement marquante.

Seule Sara semble se distinguer parmi les personnages féminins, par la préférence qui lui est accordée sans doute et par son esprit mieux mis en évidence. Le roman s’achèvera avec la suite de son histoire, digne de la Nouvelle Héloïse en matière de sentimentalisme. Les deux amis constituent autour d’eux une société idéale, guère si éloignée de celle de Clarens, (trop) longuement décrite (à mon goût). Pour cette raison, je conseillerais ces Contes immoraux aux amateurs de Rousseau et de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, davantage qu’aux lecteurs de romans libertins, contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser. En outre, le style n’est guère plus immoral que le fond : nul érotisme n’affleure, les scènes amoureuses sont à peine mentionnées, sans que l’on ne sache jusqu’où ont pu aller les faveurs accordées.
Peut-être, dis-je, déplairai-je à tous les partis : mais il est pourtant de fait qu’il n’y a que celui des incrédules qui doit m’en vouloir ; et que la pratique des vertus chrétiennes et morales est un port pour cette vie et une source d’espérance pour l’autre. [p. 186]

Contes immoraux - Prince de Ligne
Contes immoraux suivi de Mes écarts du Prince de Ligne, préfacé par Hubert Juin (1964)

10|18 (Paris), coll. Domaine français, 1999

1re publication (dans le tome XXIII des Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires) : 1802

2 commentaires:

  1. Ayant beaucoup apprécié "La Nouvelle Héloïse" de Rousseau et "Paul et Virginie, je vais me laisser tenter par cette lecture une fois que j'aurai acheté ce livre. Je ne savais pas que 10/18 publiait de telles oeuvres, ce qui est génial !

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    1. J'espère que tu les trouveras encore chez 10|18, c'est une trouvaille d'occasion de mon côté. Cet éditeur proposait plusieurs classiques intéressants par le passé, mais ne semble pas les avoir tous réédités, à mon grand regret.
      J'attendrai ton retour sur cette lecture et de voir notamment si mon parallèle avec La Nouvelle Héloïse te semble justifié.

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