Boussole | Mathias Enard

Quelle simplicité magique, mystique, cette architecture de percussion qui soutient la pulsation lente du chant, le rythme lointain de l’extase à atteindre, un zikr hypnotique qui vous colle à l’oreille et vous accompagne des heures durant. [p. 14]
LA BOUSSOLE RÉSOLUMENT TOURNÉE À L’EST, Mathias Enard emmène à nouveau son lecteur entre Orient et Occident, sur les traces des voyageurs fascinés par cet ailleurs. Il choisit pour cela une voix particulière, celle d’un musicologue orientaliste viennois, dont le lecteur suit les pensées, telles qu’elles lui viennent. On passe ainsi d’une contemplation de la pluie à la fenêtre au commentaire d’une œuvre musicale, en passant par la lecture d’un article universitaire – également inséré pour le lecteur –, les souvenirs des voyages en Orient, des remarques sur l’insomnie, et des récits au sujet des voyageurs ou des artistes qu’ils inspirèrent. Cela peut sembler très éclaté, mais se succède avec naturel tout au long d’une nuit, scandée par les heures en titre des chapitres. Par ce type de narration, l’écriture aurait pu sombrer dans l’écueil de l’oralité ; elle reste au contraire soutenue et très élégante.

Cela s’explique peut-être par l’érudition du narrateur et des personnages en général. Les souvenirs de ce narrateur, majoritairement liés à une femme aimée, sont nourris de nombreuses discussions érudites et références, souvent pointues, dans plusieurs domaines culturels : musicologie, littérature, peinture, et plus largement l’exploration de l’Orient. À travers ces références, Mathias Enard tisse un réseau de liens entre Orient et Occident, plus entremêlés que leur opposition ne voudrait le faire croire.

S’il n’est selon moi pas nécessaire de disposer de connaissances approfondies des disciplines abordées pour apprécier ce roman, il faut accepter de suivre Mathias Enard sur ce terrain de l’érudition, sans s’attendre à ce qu’il nous prenne par la main ; sa démarche n’est ni hermétique ni pédagogique ou de vulgarisation. Pour moi, ce fut une lecture passionnante, exigeante et délicieusement foisonnante. Pour d’autres, cela peut paraître écrasant. Il incombe donc à chaque lecteur de se connaître et de savoir si ce roman peut être pour lui ; il n’est indéniablement pas pour tous.

Un roman érudit et passionnant.

NOTE : il y a encore beaucoup à dire sur ce roman, et je vous recommande de ce point de vue l'article de L'Or des livres.

Boussole - Enard

Boussole de Mathias Enard

Actes Sud (Arles), 2015 – 1re publication

* Pépite de l’année 2015-2016 *

21 commentaires:

  1. Parle-leur... m'avait laissée mi-figue mi-raisin et je n'avais donc jamais cherché à savoir de quoi parlaient ses autres romans, ce dernier inclus. Ce que tu en dis m'intéresse (le traitement de l'information me fait penser à Anomalie des zones profondes du cerveau). J'imagine que le temps qu'il soit à la biblio et que j'arrive à mettre a main dessus, il sera aussi sorti en poche mais je le note (ah, je viens de voir qu'il fait 480 pages :S Tu vas me dire que ça passe vite mais ça fait quand même beaucoup vu mes habitudes. Je note quand même au cas où un coup de bol me fasse tomber dessus à la biblio).
    Merci d'en avoir parlé ; autrement je n'aurais même pas jeté un œil à la 4ème.

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    1. Rien que pour avoir attiré ton attention, je suis contente d'en avoir parlé. Je ne pense pas que c'est à toi qu'il doit faire peur ; je n'irais pas jusqu'à t'assurer que tu aimeras, mais je te sais à même de te confronter à son érudition (et il fait 380 pages, pas 480, c'est un peu rassurant, non ?)

      Tu me convaincs encore de me pencher sur Anomalie..., auquel je n'aurais même pas jeté un oeil personnellement.

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    2. Et tu as bien raison ! C'est son épaisseur qui m'inquiète (mais tu l'as allégé de 100 pages : ça va mieux même si j'ai l'impression d'être abonnée aux romans de 400 pages) pas le fond qui, lui, m'excite les neurones (chacun ses vices).

      Anomalie... : c'est la lecture d'un extrait qui m'avait laissée penser que ça fleurait bon la pépite et ma lecture m'a confirmée que j'avais eu du flair. Heureusement qu'il est passé avant Ulysse !

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    3. Je viens d'aller lire le début et la phrase qui fait une page entière c'est comme ça tout le bouquin ou... ? (j'ai vu que la seconde ne faisait "que" la moitié de la page) Après, ça rend plutôt bien, même si j'aurais mis deux points sur cette page sans que cela me paraisse ruiner l'effet recherché mais, sur la distance, ça pourrait m'achever (et j'adore Saramago donc les phrases très longues, sur le principe, ça ne me dérange pas mais il faut savoir raison garder).

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    4. Tu me rassures, je me disais bien que le fond t'intéresserait. Par contre, je ne peux pas te mentir, ce ne sont pas 400 pages qui se lisent à toute vitesse.

      Pour ton deuxième commentaire, je regarderai quand j'aurai le roman sous la main. Ce n'est évidemment pas un détail qui m'a frappée, sinon pour participer inconsciemment à mon ravissement, tu t'en doutes.

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    5. En même temps, tu m'as dit de ne pas y toucher tant que je suis en panne alors c'est peut-être ma faute cette inquiétude quant au style.
      Je me doute, ne serait-ce qu'à cause du fond, que ça ne doit pas se lire à toute berzingue (dis-toi qu'un bouquin peinard de 400 pages me prend actuellement trois semaines de lecture -_- Le Mora, compliqué stylistiquement et de 600 pages, m'en a pris quatre et j'ai souffert pour le boucler dans un timing décent. J'attaque bientôt des nouvelles : j'ai bon espoir que ça avance plus vite).

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  2. Il me fait peur ce roman et ce que tu en dis ne me rassures pas.

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    1. Je me doutais que je ne rassurerais pas forcément avec cet article. On va dire que j'ai voulu "prévenir", à défaut de pouvoir dire honnêtement à tous "lisez-le". Je ne te connais malheureusement pas assez en tant que lectrice pour te le (dé)conseiller non plus... Essaie peut-être d'en lire les premières pages pour te faire une idée, elles sont assez représentatives.

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  3. Un roman érudit qui, certes peut écraser le lecteur. Mais l'auteur nous retient avec une trame romanesque d'un amour idéalisé et impossible mais surtout par ces histoires d'aventuriers comme Jane Digby, Marga d'Anduran....ou ces apports de connaissance sur, par exemple Berlioz, Balzac, Sadegh Hedayat...C' est effectivement foisonnant

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    1. Tout à fait ! J'aurais dû préciser que l'érudition se manifeste surtout par des récits, d'où l'absence d'hermétisme, les noms n'apparaissent pas seuls sans contexte.
      Je n'ai pas insisté sur la trame romanesque amoureuse, mais tu as raison, elle attache le lecteur et lie très bien l'ensemble aussi.

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  4. Que 380 pages? Laissez moi rire! Bon, c'est un argument pour que je tente l'aventure d'un auteur encore jamais lu (et Sandrine de Tête de lecture n'a vraiment pas aimé, alors j'aime bien les avis divergents sur le même roman, ça donne envie d'y aller voir soi -même)

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    1. Ne me dis pas que c'est un argument à te faire peur, tu as déjà affronté bien plus de pages, non ? ;) Et je ne pense que l'érudition, qui a bloqué Sandrine si j'ai bien compris, sera un frein pour toi. Je ne peux que t'encourager à aller voir toi-même ce roman.

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    2. Justement 380 c'est rien! Je viens de démarrer un Trollope (et hop, 700pages) et emprunter le Foster wallace (ça dépasse mille, je suis folle)

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  5. C'est drôlement bien ce que tu en dis, faire une pépite d'un livre dont tu assures qu'il ne pourra pas plaire à tout le monde c'est très honnête et lui donne d'autant plus de poids. Je suis très tentée parce que tu dis qu'il est accessible même sans avoir l'immense culture d'Enard, et j'ai vraiment aimé sa prestation d'hier soir et parce que je crois à la perméabilité des relations entre les pôles de civilisation.

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    1. Pour toutes ces raisons, je pense que ce roman te plaira beaucoup. La perméabilité de ces pôles de civilisation est vraiment le sujet principal, presque la thèse (en tout cas celle des personnages, mais elle imprègne vraiment le texte dans son ensemble).
      La grande force d'Enard est son érudition sans hermétisme, comme tu as pu l'entendre : sa passion est communicative, et il ne prend pas son lecteur de haut, il raconte et entraîne à sa suite qui le veut bien.

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  6. Mes lectures précédentes de M.Enard ont été plus que positives, alors " exigeante et délicieusement foisonnante ", cette formule ajoutée aux thèmes et au choix narratif avec les précisions que tu apportes en commentaires, je crois que je me connais en disant qu'il est pour moi... ( ? ^^ )

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    1. Il est tellement pour toi que je me chargerai personnellement de te l'apporter à Paris si tu ne te le procures pas. ;) Vraiment, je ne pense pas que c'est avec ce titre que tu seras déçue d'Enard (et je me réjouis quant à moi de tous ceux qu'il me reste à lire).

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  7. Je me demande si "Parle-leur de batailles,de rois et d'éléphants" n'est pas à part dans l'oeuvre de Mathias Enard. Et comme j'ai adoré ce titre, je me demande si j'aimerais les autres... Ca confirme que celui-ci, je dois plutôt l'emprunter en bibliothèque !(Ca me fait quand même un peu peur, il me faut l'avouer.)

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    1. J'ai adoré Parle-leur... et celui-ci, donc c'est possible ;) Par contre, c'est vrai que je n'ai eu le sentiment d'une expérimentation littéraire particulière dans Parle-leur, peut-être à part de ce point de vue.

      Pour être honnête, je pense aussi qu'il vaut mieux que tu l'empruntes en bibliothèque (ou que je te le prête, si ça te dit, avec l'autorisation de me briser le cœur), je ne suis pas certaine que tu accrocherais à la narration ; en tout cas, je ne serais pas aussi catégorique que pour Marilyne qui doit lire ce roman.

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  8. Je suis trop en retard : je n'ai toujours pas lu le livre pour lequel il avait eu le Goncourt....

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    1. Avec un tel critère, j'ai bien du retard aussi. ;) Mais j'ai beaucoup aimé "Parle-leur...", c'était bien le Goncourt des lycéens ?

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