Dans le bleu de ses silences | Marie Celentin

LES ÉDITIONS LUCE WILQUIN sont une maison d’édition que j’ai découverte lors de leur vingtième année d’existence, en 2012, et dont j’ai depuis beaucoup parlé sur mes blogs : d’abord à l’occasion d’un projet de lecture d’un an, puis d’une semaine thématique pendant le mois belge 2014, ou tout simplement au fil de leurs parutions. J’apprécie le travail de cette éditrice, tant sur la forme – les couvertures sont sobres, élégantes, souvent joliment illustrées, le papier agréable au toucher, et les reliures solides – que le fond de ses ouvrages. Hormis quelques déceptions, ses choix de manuscrits publiés m’ont toujours convaincue et paru aboutis. En outre, je tiens également à souligner l’état d’esprit de Luce Wilquin vis-à-vis de ses auteurs : elle édite des personnes avec qui elle se sent en connivence et les encourage à se rencontrer les unes les autres, à s’entraider. Cela se ressent lors des rencontres, comme la Foire du Livre, où le lecteur assiste à cette complicité entre les auteurs et se sent accueilli.

Pour son 500e titre, Luce Wilquin a choisi d’accorder sa confiance à la belge Marie Celentin et à son premier roman historique, très abouti, Dans le bleu de ses silences. Née « l’année où Elvis est mort », pour reprendre son expression, elle a rapidement su qu’elle voulait écrire, mais sans oser s’y lancer, ni avoir d’histoire à raconter. Ce n’est que quelques années plus tard qu’elle découvrira la princesse Bérénice la Phernèphore (« celle qui apporte la dot »), dont la destinée l’a touchée. À partir du peu d’éléments connus, notamment un mariage tardif, elle en a fait une autiste, un être marginal qui s’exprime différemment et qu’on n’écoute guère ; une de ces princesses au destin tracé d’avance, également, chair à marier au profit d’intérêts politiques.

Bien que Bérénice soit le personnage déclencheur de son écriture, Marie Celentin n’en fait pas son héroïne et déploie une impressionnante galerie de personnages, historiques et librement imaginés à partir des éléments biographiques ou tout à fait fictifs. Depuis les esclaves Nebka et Nathanyah jusqu’aux souverains Ptolémée II et III, en passant par les soldats, les artisans, les hommes politiques, les dignitaires de l’État, entre autres, de nombreuses classes sociales sont traversées et donnent un aperçu de la vie à Alexandrie au IIIe siècle ACN. Si certains personnages semblent n’avoir que cette fonction, lors de leur bref passage dans le roman, d’autres retiennent davantage l’attention et construisent malgré eux les intrigues successives. Néanmoins, Marie Celentin semble inviter le lecteur à être attentif à tous et déploie une grande humanité dans son récit : la ville est certes décrite dans toute sa splendeur, mais elle est avant tout grouillante de vie, cosmopolite par ses habitants originaires de multiples contrées. Le regard posé sur les personnages n’est jamais manichéen, tous révèlent une faille ou une force insoupçonnée, aucun n’agit sans motif ou intérêt particulier.

Cette humanité est l’une des caractéristiques qui fondent la modernité de Dans le bleu de ses silences, au-delà de l’époque choisie qui pourrait paraître lointaine ou peu attrayante. Les préoccupations des personnages sont certes ancrées dans leur temps et varient en fonction de leur condition sociale, mais elles n’en sont pas moins universelles, à même de parler à tout lecteur. La liberté fait par exemple l’objet d’un passionnant débat, au cours duquel intervient même une analyse littéraire d’Iphigénie à Aulis. Tout roi qu’il est, Ptolémée n’en est pas moins en proie à la même peur que bien des sujets : celle de mourir, en parallèle de la crainte quant à l’image qu’il laisse de lui à la postérité. D’autres valeurs ou problèmes de société très actuels sont encore abordés, tels que les migrations, le racisme, les relations entre l’art et le pouvoir (mécénat, propagande, etc.), ou des questions politiques.

Ainsi que le laisse entrevoir cette multiplicité des thèmes, Marie Celentin n’hésite pas à jouer de la diversification, tant dans les registres d’écriture (narratif, analytique, descriptif) que dans les genres (intrigues policière, de Cour, amoureuses, familiales, ou encore roman d’aventure). En outre, les effets narratifs sont très bien ménagés : effets d’annonce, focalisations alternatives sur divers personnages d’un chapitre à l’autre, sans que le lecteur ne s’y perde jamais, éclatement de la temporalité en trois grandes périodes ; tout est parfaitement maîtrisé et servi par une très belle écriture, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Une fresque historique passionnante.

Dans le bleu de ses silences - Marie Celentin

Dans le bleu de ses silences de Marie Celentin

Luce Wilquin (Avin), coll. Sméraldine, 2015 – 1re publication


* Pépite de l'année 2014-2015 *
* SP reçu de l’éditeur *

11 commentaires:

  1. Marie Celentin offre visiblement un premier roman exceptionnel (j'ai lu d'autres compliments très positifs), pour un 500ème livre mémorable. Ce n'est pas un sujet qui m'intéresse, mais tu arrives à attirer l'attention à travers ces quelques analyses bien construites.

    J'ai découvert les éditions Luce Wilquin grâce à toi, et il est vrai que j'ai rarement été déçue par l'un de ses romans. Je retiens surtout la grande disponibilité des auteurs et auteures, souvent très sympathiques. C'est un plaisir à chaque fois de les rencontrer, mais aussi de lire le prochain Luce Wilquin qu'on attend avec impatience.

    Un très belle chronique! Bises

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    1. Merci pour ton petit mot, ma chère Laeti. :) Je n'espérais pas vraiment te convaincre, sachant que le sujet ne t'inspirait pas, mais c'est en effet un premier roman exceptionnel et une auteure à suivre.

      Ca me fait plaisir de voir que l'enthousiasme reste, pour moi comme pour d'autres, après cette découverte partagée. Il me reste quelques livres en réserve, de belles lectures en perspective. :)

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  2. Je suis désolée, ça a l'air très beau mais en même temps je ne parviens toujours pas à me remettre à l'idée de lire un pavé... ça reviendra (il faut parce que j'en ai quand même quelques-uns...)

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    1. Je n'étais pas prête à me remettre aux pavés non plus, puis l'occasion et l'engagement faisant le larron, comme on dit, je m'y suis décidée. Peut-être les vacances pourraient-elles être une occasion de le lire à ton aise ? Je te confirme qu'il est très beau, au cas où tu y reviens un jour.

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  3. Déjà le titre est vraiment magnifique...par contre le postulat de départ est archi risqué quand même (mais j'aime). L'Egypte antique ce n'est pas rien et moi je suis très friande des fresques historiques (ce que tu dis de la description d'Alexandrie me met l'eau à la bouche), à condition, quand il s'agit de gros pavés, qu'il n'y ait pas de lourdeurs (oui tu sais quand l'écrivain prend trois pages pour nous remettre dans le contexte, avec limite un petit cours d'histoire. Je trouve qu'un roman historique réussi est celui qui arrive à faire passer l'information historique dans la narration romanesque).
    Il est possible que je découvre cet éditeur avec ce titre.

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    1. Je me doutais que tu serais intéressée et que ce serait une lecture" risquée" pour toi. Sachant que l'auteure est diplômée en philologie classique et orientale et prof de latin-grec, je crois qu'elle maîtrise assez bien l'époque pour pouvoir s'appuyer sur ses connaissances et imaginer à partir de là. Elle se positionne avant tout comme romancière, et ça se ressent dans son texte : il n'y a pas de lourdeurs comme celles que tu mentionnes, toute l'information historique passe à travers les personnages. Certains dialogues, par exemple, permettent de mettre en évidence la propagande du pouvoir par l'art. Les guerres en cours à l'époque sont signalées, car elles ont une importance dans l'intrigue, amènent certains personnages à Alexandrie. La dynastie des Ptomélée est "détaillée" en tant que famille et en raison de l'impact que cela a sur le caractère du roi régnant. Pour moi, tout est donc parfaitement intégré à la narration romanesque, et ça m'intéresserait d'avoir ton point de vue à ce sujet (ainsi qu'à propos d'un autre roman historique que je présenterai la semaine prochaine, avec une approche qui m'a paru différente, si jamais tu passes à nouveau).

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    2. Tout cela a l'air fouillé, riche et passionnant ! C'est donc un pavé ?

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    3. Ça l'est ! 888 pages, donc un bon volume tout de même, un peu encombrant, mais c'est passionnant. Il vaut la peine de prendre le temps de se poser pour le lire.

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  4. Merci de l'avoir intégré au non-challenge, et je m'en vais chercher ce deuxième roman dont tu parles

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  5. whooo tout ça dans un même roman ? Tu me ferais presque peur là... :s
    Luce Wilquin est une maison d'édition belge ? Tu sais si elle est diffusée en France ?

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    1. Vraiment, il ne faut pas avoir peur, même si j'ai été effrayée moi aussi, plutôt par le volume. Tout se répartit assez bien entre les trois parties, ce n'est pas fouillis du tout. Je m'en voudrais de te faire fuir :(

      Luce Wilquin est bien une maison d'édition belge, diffusée en France (elle édite d'ailleurs des auteurs français et suisses) ; je ne sais pas dans quelle mesure on trouve ses livres en librairie et dans lesquelles, mais la commande est certainement possible (ça passe par Dilicom).

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