Au cours des sept jours, chez moi, au jardin, bien d’autres Don Juan avaient fait leur apparition, au programme de nuit de la télévision, à l’opéra, au théâtre et de même dans ce qu’on appelle la réalité première, en chair et en os. Pourtant, à travers ce que m’a raconté mon Don Juan à moi, j’ai appris ceci : C’étaient tous de faux Don Juans – même celui de Molière, même celui de Mozart. [p. 129-130]
APRÈS BIEN D’AUTRES artistes et auteurs, Peter Handke a souhaité livrer « son » Don Juan, annoncé comme raconté par lui-même ; de façon sous-entendue, le « vrai » Don Juan donc, non plus celui livré par le regard de Sganarelle ou des femmes. Pourtant, c’est à nouveau par un intermédiaire que le personnage de Peter Handke est exprimé (plutôt que s’exprime ; la troisième personne est de rigueur et les dialogues directs absents). Il s’agit cette fois d’un aubergiste isolé dans la vallée de Port-Royal, à une époque sans doute contemporaine – comme le laissent deviner les motos, tramways, et autres avions – et néanmoins floue, comme hors du temps.
De façon générale, Peter Handke entretient le flou dans son récit, en dépit de tous les détails déployés : ceux-ci semblent demeurer isolés, ne créer ni cohésion d’ensemble, ni univers dans lequel le lecteur pourrait se projeter. Leur seul effet est stylistique, purement formel, sans intention d’apporter une véritable consistance à l’histoire narrée.
Ce qui frappait, peut-être, c’était que Don Juan, quand des actions avaient lieu dans son histoire, n’en rendait que brièvement compte, alors qu’il prenait avec application de longues inspirations pour ce qui était des états et des déroulements intérieurs. [p. 68]
Peut-être ce flou a-t-il pour but de renforcer le caractère intemporel du personnage, nécessairement abstrait pour traverser ainsi les époques et y trouver de nouveaux traits. Ce sont ces derniers qui m’ont manqué pour apprécier ce Don Juan, trop insaisissable et fade à force d’être réduit à son « essence », celle de la répétition. Dans le même décor, qu’importe les pays traversés en sept jours, se succèdent les premiers regards – ceux qui révèlent la femme à elle-même –, les « détails piquants » passés sous silence, sans importance, et la fuite face à la colère féminine. Quelques variations à peine sont mentionnées dans les récits de plus en plus concis et confus, à l’image du personnage de Don Juan qui se délite peu à peu sous les yeux du narrateur.
Parmi les bavardages et autres digressions du roman, une autre caractéristique de Don Juan apparaît nettement : son problème avec le temps. Il refuse de s’inscrire dans le temps commun et de mourir, comme est mort l’enfant dont il porte le deuil. Il préfère donc parcourir le temps des femmes, selon la répétition citée ci-dessus, s’engager dans une conception temporelle cyclique à même d’abolir le temps. Le cycle est également une façon de contrôler le temps, en en connaissant les étapes et en pouvant les faire advenir selon le rythme de son choix, plus ou moins lentement ou rapidement. La narration de Peter Handke, de plus en plus dépouillée de faits identiques, se contentant d’infimes variations se raréfiant, en rend fort bien compte, à tel point qu’elle m’a communiqué l’ennui de Don Juan. Les jolis mots et les états d’âme ne m’ont guère suffi pour être séduite ; j’espère l’être dans une autre interprétation de ce personnage qui m’accompagnera cette année.
Ce qui arriva encore ni Don Juan lui-même ni moi ni quiconque ne peut en finir le récit. L’histoire de Don Juan ne peut avoir de fin, et cela je le dis et l’écris, c’est l’histoire définitive et vraie de Don Juan. [p. 131]
NOTE | Autour de Don Juan : en l’honneur du 350e anniversaire de la première représentation du Dom Juan de Molière, Anne et moi nous sommes réunies autour de ce personnage dans deux romans contemporains, celui-ci de Peter Handke et L’assassinat de Don Juan de Christian Jacq.
Don Juan (raconté par lui-même) de Peter Handke, traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldshmidt
Gallimard (Paris), coll. Folio, 2014
1re publication (Allemagne) : 2004
1re traduction (Gallimard) : 2006
Gallimard (Paris), coll. Folio, 2014
1re publication (Allemagne) : 2004
1re traduction (Gallimard) : 2006
Quel dommage que tu te sois ennuyée pour cette occasion si précieuse ! Mais la conception du temps selon Dom Juan est bien intéressante !
RépondreSupprimerOui, dommage, surtout que je partais confiante avec un tel personnage et ce postulat de lui donner la parole... Il y avait des éléments intéressants, comme le temps, mais la narration m'a vraiment gâché ce moment d'analyse. Je ne manquerai pas d'en reparler avec d'autres adaptations. ;)
Supprimeril m'aurait bien tentée... mais je crois que je vais passer mon tour!
RépondreSupprimerPourquoi ? Certains éléments que j'ai mis en évidence pourraient te déranger toi aussi ? Je partais avec une certaine tentation moi aussi, mais ça ne suffit pas toujours...
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