Sade et les femmes | Anne Coudreuse et Stéphanie Genand (dir.)

SADE ET LES FEMMES : un tel titre ne pouvait que retenir mon attention et être porteur de bien des attentes de ma part. La représentation féminine dans les romans du Marquis est un des thèmes qui m’interpelle fortement, sur lequel je me suis beaucoup interrogée. Malheureusement, il a peu été abordé dans les grandes études sadiennes du XXe siècle, comme le relève Stéphanie Genand lorsqu’elle interviewe Éric Marty [Éric Marty : la violence et le déni, entretien]. Celui-ci souligne néanmoins l’intérêt de Philippe Sollers pour la figure de la Mère et la théorie d’Apollinaire suite à la découverte de l’Histoire de Juliette : « Justine, c’est l’ancienne femme, asservie, misérable et moins qu’humaine. Juliette, au contraire, représente la femme nouvelle qu’il entrevoyait, un être dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers » [citation d’Apollinaire, p. 168].

Ce recueil d’articles scientifiques se veut « ailleurs et autrement », au-delà de cette dualité féminine traditionnelle – Justine et Juliette, la vertu et le vice, la victime et la libertine – ou déconstruite (le personnage de Justine en particulier pose question et n’apparaît pas à tous aussi innocent et vertueux que ne l’annonce le titre de ses œuvres). Pour ce faire, plusieurs approches sont exploitées par les chercheurs : étude de personnages, de la critique, biographique et esthétique.

Dans la première partie, consacrée aux héroïnes sadiennes, ce sont deux personnages moins étudiés qui retiennent l’attention : Léonore (dans Aline et Valcour) et Clairwil (dans l’Histoire de Juliette). Léonore représente pour Michèle Valenthini et Blandine Poirier un troisième modèle féminin dans l’œuvre de Sade : la femme du futur, de la modernité postrévolutionnaire et bourgeoise. Ni victime, ni bourreau, elle tire parti des circonstances en opportuniste, naviguant entre tradition et modernité, à l’instar de bien des hommes après la Révolution, qui a fait éclater toutes les certitudes aristocratiques [La troisième femme, M. Valenthini]. Par cette attitude, elle critique l’apathie des nobles et se fait la représentante de l’énergie bourgeoise, tout autant que des interrogations de Sade sur l’évolution de la société [Léonore, personnage central d’Aline et Valcour ?, B. Poirier]. Selon Clara Carnicero de Castro, Clairwil échappe également au diptyque sadien et se situerait entre le crime et la sensibilité. Cette dualité la perd et illustre les limites du libertinage, de façon semblable à la démonstration des Liaisons dangereuses. Le rationalisme à tout prix ne suffit pas à étouffer toute sensibilité et ne mène pas au bonheur attendu [Entre le crime et la sensibilité, C. Carnicero de Castro].

La deuxième partie du recueil s’intéresse ensuite aux lectures de Sade – sous le prisme de Lacan notamment [Les femmes sadiennes avec Lacan, J. Feyel] –, et en particulier à ses lectrices : Chantal Thomas, en tant qu’universitaire et romancière [Chantal Thomas lectrice de Sade, A. Coudreuse], ainsi que Simone de Beauvoir et Pauline Réage dans les années d’après-guerre. Toutes deux se situent par rapport à Sade, dans la continuité de son œuvre et/ou en rébellion à celle-ci, lorsqu’elles prennent position pour l’émancipation de la femme. Tandis que Simone de Beauvoir s’inscrit dans l’héritage sadien (c’est-à-dire dans l’étude de l’œuvre prise au sérieux, au-delà de la pornographie), Pauline Réage exploite quant à elle le mythe sadique (l’imagerie du libertinage-débauche) et fait elle aussi écho aux questions de l’époque quant à l’identité, notamment sexuelle. Qu’est-ce qu’(être) une femme ? Le schéma identitaire se limite-t-il vraiment à la binarité des genres, n’y aurait-il pas un « troisième sexe » possible, une déconstruction des représentations établies ? [Sade, les femmes et le féminisme dans les années 1950, P. Coudurier]

Le chiffre trois revient encore dans la vie familiale de Sade, entouré de trois femmes : son épouse, sa belle-mère, et sa belle-sœur et amante. Selon Vincent Jolivet, le Marquis reconstitue ce triptyque et réécrit sa vie dans la nouvelle Eugénie de Franval. Il se présente bien sûr à son avantage, raconte les évènements à sa façon, tout à fait subjectivement, sous couvert de la fiction ; il rédige en quelque sorte une biographie fantasmée, dans laquelle il triomphe, en tant qu’amant, et brise le lien maternel-filial qui unit les femmes de sa vie et cause en partie son malheur [Sade et la réécriture de soi dans « Eugénie de Franval », V. Jolivet]. Chiara Gambacorti analyse la même nouvelle issue des Crimes de l’amour, mais en s’attardant plutôt sur la figure de Franval et son échec en tant que créateur. Comme bien d’autres au XVIIIe siècle, Sade réécrit le mythe de Pygmalion et condamne à travers lui la recherche d’une emprise totale sur la femme aimée. L’éducation libertine appelle, par essence et par étymologie, une libération, une émancipation, qu’a refusée Franval et qui cause sa chute [Un pygmalion des Lumières ? Inceste et émancipation dans « Eugénie de Franval », C. Gambacorti].

La chute de Franval est également causée par l’amour qu’il porte à sa fille et par la « féminisation » de son personnage, selon Dominique Hölzle. D’un caractère plutôt masculin, il cherche à plaire à la société par une apparence galante, à situer du côté du féminin. Il oscille ainsi entre deux traditions esthétiques théorisées par Edmund Burke et reprises par Sade dans la préface des Crimes de l’amour, « Idée sur les romans » : se distinguent dans la littérature mondiale une inspiration sacrée et héroïque (masculine), le sublime, et une autre plus délicate et tendre (féminine), le beau. Tout comme son personnage, Sade cherche à concilier ces deux esthétiques, afin de rendre ses textes acceptables pour le public. Le fond en est horrible, pathétique et bouscule le lecteur, mais la forme est « gazée », adoucie. Sade cherche à dire le sublime de façon sentimentale : il se laisse absorber par le féminin pour mieux le dépasser ensuite [Identité générique et identité sexuelle dans « Eugénie de Franval », D. Hölzle].

Ces articles (et d’autres que je n’ai pas cités) sont suivis de deux entretiens, ainsi que de comptes rendus, qui permettent de poursuivre la réflexion et éventuellement la lecture sur ce vaste sujet que constitue le rapport de Sade aux femmes. L’intérêt de ce recueil est pour moi la diversité des approches et des hypothèses qui tendent néanmoins toutes vers cet « ailleurs et autrement » annoncé : au-delà des premières impressions et analyses personnelles que l’on pourrait tirer du diptyque Justine-Juliette ; au-delà de la seule lecture individuelle de l’œuvre, en s’intéressant à celle d’autres femmes ; au-delà de l’analyse psychologique, bien qu’appuyée sur la biographie ; au-delà, enfin, du contexte et au cœur de l’écriture/de l’esthétique littéraire. 



Un recueil d’articles très intéressants et attendus de ma part.

Sade et les femmes - Itinéraires

Sade et les femmes : ailleurs et autrement, sous la direction d’Anne Coudreuse et de Stéphanie Genand

Itinéraires. Littérature, textes et cultures, revue, 2013 – n° 2, Université Paris 13 / L’Harmattan (Paris)

* Un rendez-vous avec le marquis de Sade *
* Projet non fiction *

7 commentaires:

  1. Franchement, je suis époustouflée par ce billet ! Une mine d'informations, un très bel équilibre tes recherches et ton ressenti, j'aime beaucoup. Je t'avoue que j'attendais ce billet depuis que tu m'avais évoqué le livre, le titre avait titillé ma curiosité.
    Je ne peux que lire et garder les informations en mémoire, n'ayant pas du tout connaissance de tous les personnages de Sade ni de toutes les personnes dont il est question ici. Un truc m'a toutefois interpellée : "Simone de Beauvoir s’inscrit dans l’héritage sadien (c’est-à-dire dans l’étude de l’œuvre prise au sérieux, au-delà de la pornographie)". Dans ce billet, il ne m'en fallait pas plus pour me donner envie de me jeter sur Sade ! Je suis quand même toute honteuse de la piètre connaissance de Sade (et a fortiori de de Beauvoir) que j'ai si une telle assertion me fait écarquiller les yeux : je pensais justement que la femme chez Sade était vraiment réduite à n'être qu'un sujet/objet de désir et de dépravation sans fond (sans mauvais jeu de mots ^^). Si je vois bien une liberté dans la libération des moeurs, je ne la voyais pas dans le traitement (que je croyais) qu'il faisait de la femme, soit en l'écrivant dans une dé-responsabilisation du désir et une désincarnation de ce qui fait justement "une femme". J'en viens donc moi aussi à me poser cette question, qui, comme ton article le dit très bien en filigrane, ne va pas de soi : "mais qu'est-ce qu'être une femme, finalement ?". Et des propositions de réponses peuvent être sans conteste trouvées chez Sade, c'est génial. Merci Mina ! :-)

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    1. Rien que pour t'avoir convaincue de la complexité de Sade et t'avoir donné envie de le relire un jour, je ne regrette pas de m'être lancée dans cette série d'articles. En fonction des titres, la figure de la femme apparaît plus ou moins différemment, non sans contradiction dans la même œuvre parfois. C'est pour cette raison qu'il me fascine, en particulier La philosophie dans le boudoir : sa conception de la femme me paraît ambivalente, assez partagée comme celle de nombreux romanciers libertins finalement. La femme reste pour eux un mystère, son identité pose question, de même que sa "libération". Finalement, cette question reste d'actualité et ne va pas de soi, comme tu le dis.
      Merci pour tes commentaires enrichissants sous ces articles. :)

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  2. Grâce à toi, je découvre Sade et je me rends compte combien il est une personnalité riche et complexe... L'article de Maryline est vraiment intéressant aussi. A vous deux, vous me donnez l'envie d'explorer un peu plus les oeuvres de l'auteur... Hâte de lire une synthèse de ce rendez-vous libertin (je crois que tu en fais une ?), et contente d'y avoir participé :-) Belle journée

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    1. Je suis ravie si j'ai réussi à donner l'envie de découvrir un peu plus Sade ou ne fut-ce qu'à montrer qu'il ne se réduit pas aux préjugés les plus courants. Je cherche encore à cerner sa personnalité et sa pensée à travers ses œuvres, je n'en ai pas fini avec lui. Tant mieux si toi ou d'autres non plus. :) Belle soirée.

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  3. Effectivement, riche billet. Je comprends que cette lecture est répondue à tes attentes. C'est l'un des sujets complexes et fascinants de l'oeuvre de Sade, il me semble, l'image de la femme, image au sens large, au-delà de celle qu'il décrit, mais aussi la question qu'il pose sur le devenir de la femme, sur son " libertinage " possible ( également dans tous les sens du terme ) dans lequel est sa libération, comme tu le soulignes. Dans " l'entretien " de Noëlle Châtelet, tu retrouveras la dualité " Justine-Juliette ", le propos est évidemment nettement moins approfondi, il ne s'agit pas d'étude. Très intéressée par ce que je viens de lire sur ce troisième modèle féminin, très inscrit dans son contexte historique ( c'est bien " Aline et Valcour " que j'avais noté à l'expo, écrit à la Bastille un an avant la Révolution ), et sur la trilogie en biographie fantasmée. Ton billet est précis, il est parfait pour les lecteurs comme nous, qui tout en explorant un peu le sujet, n'iront pas lire une telle étude.

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    1. Je me doutais que peu liraient l'étude, l'article était davantage une façon de souligner la complexité de Sade, de proposer quelques clés de lecture que d'inciter à acquérir la revue. Je suis contente qu'il t'ait intéressée de ce point de vue. L'Entretien de Noëlle Châtelet m'intéressera sans doute aussi, même s'il est moins approfondi, pour retrouver d'autres thèmes sadiens.

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  4. ( ouch ! cette lecture AIT répondu ! )

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