Ernestine | Marquis de Sade

CETTE NOUVELLE du marquis de Sade a pour moi une saveur particulière, celle de la découverte de l’auteur, du premier texte lu. Je me souviens en avoir d’abord gardé un goût de trop peu ; je m’attendais à quelque chose de plus terrible encore, que j’ai trouvé lors de la lecture d’autres romans, comme Justine ou La philosophie dans le boudoir, pour ne citer que les plus connus. J’ai également étudié une partie de cette œuvre et son contexte d’écriture, assez éclairant quant à l’absence de pornographie dans les nouvelles des Crimes de l’amour par exemple. Rédigées lors de l’emprisonnement de Sade à la Bastille, elles sont ensuite retravaillées en vue d’une publication en 1800 : l’époque et les mœurs ont changé, de même que le projet d’écriture, ce qui explique que les détails les plus crus aient été supprimés et certaines idées politiques adaptées. 

Bien qu’elle puisse donc surprendre si l’on se réfère à l’image communément admise du « divin marquis », Ernestine présente plusieurs caractéristiques de l’œuvre sadienne et de cette pensée. La cruauté n’est pas des moindres et s’exprime ici par le biais d’un libertin de type « fin de siècle » : Oxtiern est un aristocrate désœuvré, comblé et ennuyé, dont le rang lui assure l’impunité, ainsi que le confirme l’indulgence royale envers lui. Son libertinage n’est plus jeu de société consenti, mais assujettissement et humiliation d’une jeune fille vertueuse. L’aspect ludique se traduit par la préparation de plans machiavéliques, de quiproquos, comme le ferait un chasseur cherchant à deviner les mouvements de sa proie ; le jeu d’échecs, joué d’égal à égal, devient au cours du XVIIIe siècle un terrain de chasse. 

Cette cruauté est encore accentuée par la fatalité : rien ne semble pouvoir sauver Ernestine, tout la précipite vers la chute de façon inéluctable. Avec une construction d’intrigue aussi implacable, le marquis de Sade ébranle les certitudes du lecteur et de ses naïfs personnages. La vertu ne sauve de rien dans un monde vicié, elle n’est d’ailleurs qu’un sentiment imaginaire, profère Oxtiern. 
Mais la fortune ne veut pas toujours ce qui est bien. Il semble que son plaisir soit de troubler les plus sages projets de l’homme, afin qu’il puisse retirer de cette inconséquence, des leçons faites pour lui apprendre à ne jamais compter sur rien dans un monde dont l’instabilité et le désordre sont les lois les plus sûres. [p. 22] 
Si Oxtiern se fait le porte-parole du libertinage et d’une « philosophie » dévoyée des Lumières, sans toujours l’expliciter, le narrateur exprime quant à lui une pensée de type politique, inspirée de l’expérience de l’auteur (selon mes impressions personnelles). Il insiste notamment sur l’inutilité de l’enfermement pour punir les criminels. Ceux-ci sont pour lui dignes de pitié et de compassion, plutôt que de mépris. De manière plus générale, il estime que la violence ne doit pas être la réponse aux actes violents et criminels ; comment la loi pourrait-elle se faire respecter en utilisant les mêmes armes que celles qu’elle prétend réprimer et punir ? 

Une nouvelle intéressante pour (re)découvrir le marquis de Sade, 
au-delà de son œuvre la plus connue. 

Les crimes de l'amour - Sade

Ernestine. Nouvelle suédoise du Marquis de Sade, extrait des Crimes de l’amour 

Gallimard (Paris), coll. Folio, 2009 

1re publication : 1800  

* Mois de la nouvelle *
* Un rendez-vous avec le marquis de Sade *

19 commentaires:

  1. Charline16/11/14

    Eh bien, ça me donne envie ! Pour ne rien te cacher, j'ignorais que Sade n'avait pas que versé dans la pornographie (même si on ne peut certainement le résumer à cela, mais voilà, dans mon imaginaire, erm...). Est-ce que tu trouves qu'on y décèle toutefois des caractéristiques d'écriture du Sade qu'on lit dans "Justine" ou "La philosophie dans le boudoir" ou pas du tout ? Merci pour la découverte en tout cas !

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    1. Rien que pour t'avoir donné envie de lire Sade et te l'avoir fait voir autrement, ce bicentenaire n'aura pas été vain, je suis ravie !
      Tu as une vision de Sade telle qu'il est généralement représenté, c'est assez logique, surtout sans l'avoir lu. Même après lecture, c'est parfois l'image qu'on en garde, parce qu'il choque et marque par la pornographie. Ce qui me dérange un peu, c'est qu'on l'y réduit trop souvent, en oubliant tout le pan "philosophique" de son œuvre. Elle se caractérise, pour ses romans les plus connus, par ce lien entre pornographie et philosophie, les deux s'imbriquent et se nourrissent.
      J'ai justement retrouvé quelques éléments de cette pensée dans la nouvelle : le format est plus court, donc ils ne sont pas développés, mais les idées y sont (vertu imaginaire, monde sans dieu et dominé par le hasard, entre autres). Dans la philosophie dans le boudoir, c'est tout un cours sur ces notions qui est dispensé à la novice.
      Je dirais qu'Ernestine est assez proche de Justine, car c'est le même type d'héroïne (vertueuse envers et contre tout, à qui ça ne portera pas chance) et que la construction y est tout aussi implacable. Quoi qu'elles fassent, le piège se referme toujours, elles ne peuvent échapper, ni l'une ni l'autre, à la fatalité.
      C'est pour ces rapprochements que je trouve que les nouvelles des Crimes de l'amour sont une bonne introduction à Sade, sans s'attendre à de la pornographie : elles donnent une première idée de son univers cruel et de la "philosophie" de ses libertins. On sait ensuite mieux à quoi s'attendre avec lui, même si le choc reste ; c'est aussi son but.

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    2. Charline17/11/14

      Je comprends tout à fait que l'amalgame rapide "Sade - pornographie" te dérange... Le pire, c'est que je l'ai lu, en plus. J'ai pu lire aussi des ouvrages plus théoriques dans lesquels Sade avait notamment, par les thèmes qu'il introduit, une place essentielle dans la chronologie de la constitution de la subjectivité en littérature. Et quelque part, je "sens" cela, cette place à lui reconnaître dans l'histoire littéraire. Mais voilà, il y a certains auteurs que je ne parviens pas à lire seule (Proust en fait partie, notamment), où j'ai besoin d'être "balisée" par quelqu'un d'autre dans ma lecture et qu'on me montre, pour le dire simplement. J'ai besoin de sentir le cheminement de l'écriture vers la pensée, plutôt qu'on me livre en bloc une théorie toute prête sur Sade avec des exemples qui "illustrent" sa démarche plus qu'ils ne la mettent en lumière. (Ce n'est pas ce que tu fais, je précise ! Je parle bien des ouvrages que j'ai pu lire sur lui.) Je crois vraiment, au regard de ton billet et de ta réponse à mon premier commentaire, que ce premier livre pourrait me permettre de retenter l'approche de Sade, en la débarrassant en premier lieu de mes a prioris "pornographie gratuite et sans fond" que j'avais et d'aller dans un second temps vers l'aspect philosophique de son oeuvre, de prendre le temps de l'observer. En tout cas, si d'autres articles sur Sade suivront ici, je les lirai avec attention : ça me fait plaisir que ce soit toi qui me montres ce qu'il y a d'intéressant avec ce marquis ! :-)

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    3. Je peux aussi comprendre que ce soit ce qu'on en retienne en le lisant, ce n'est pas une part négligeable de son œuvre, même si ce n'est pas celle qui me retient le plus. Par contre, j'ai peu lu sur son influence, contrairement à toi (aurais-tu des ouvrages à recommander ? Ou n'en as-tu trouvé aucun qui ne livrait pas une théorie toute prête ?) A ma façon, j'ai aussi besoin d'être guidée avec Sade ou du moins de confronter ma lecture à celle d'autres, grâce à des ouvrages théoriques. Cela me permet aussi de compléter la vision fragmentaire que j'en ai : sa philosophie se développe dans l'ensemble de son œuvre et n'est pas exempte de contradictions, comme l'a dit Elly, donc j'ai parfois l'impression qu'elle m'échappe.

      Pour revenir à la philosophie de Sade, outre ces nouvelles, je te conseillerais le petit libelle Dialogue entre un prêtre et un moribond et, parmi les romans, La philosophie dans le boudoir. Le côté "didactique" de ce dernier met bien en valeur les idées parallèlement à la pornographie. Peut-être les verras-tu mieux ensuite dans Justine et d'autres romans (il m'en reste encore quelques-uns à lire, donc je ne peux pas te garantir que ce soit toujours aussi "philosophique" dans chaque livre ; Les 120 journées de Sodome me laissent plus hésitante de ce côté-là, et c'est celui que je lirai en dernier, j'en recule l'échéance).

      Si tout se passe comme je l'ai prévu, deux autres articles suivront, plutôt théoriques : j'espère présenter un condensé de la pensée de Sade avec l'un d'eux d'ailleurs.

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  2. J'ai lu ton billet avec intérêt ! Le côté pornographique de Sade ne me choque pas, je ne saurais dire pourquoi... C'est de la littérature, après tout, non ? ;-)
    En tout cas, j'aime beaucoup sa belle écriture. Sa philosophie m'attire aussi, peut-être pas toutes ses idées (j'ai encore bien du mal à appréhender l'ensemble de sa philosophie qui me semble avoir évolué dans le temps, une philosophie non sans contradictions aussi...), mais ce côté libre et libérateur me plait. Il déconstruit aussi, il me semble, la morale, il brouille les idées de vice et de vertu. Enfin, c'est ce que je ressens en lisant sa philosophie dans le boudoir... que je n'ai pas terminée ! Et que je lis par intermittence, je suis une bien mauvaise lectrice... Et je suis à la bourre pour le rendez-vous, je crois :-))

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    1. Je crois que Sade choque par sa pornographie violente et cruelle, non ? Pour ce qui est de la pornographie en elle-même, je te rejoins, c'est aussi de la littérature ; une littérature que j'aime explorer pour voir comment chaque écrivain se l'est appropriée, quels mots il a choisi.
      Tu sembles avoir bien appréhendé sa philosophie, en tout cas de façon semblable à moi. J'ai lu récemment qu'elle se déployait dans tous ses textes et devait être approchée comme telle, plutôt qu'isolément d'un texte à l'autre, malgré les contradictions que cela fait naître. C'est comme si Sade réfléchissait sans cesse en écrivant ses romans, sans se préoccuper de se contredire et de modifier ses propos précédents, même au sein d'un même texte. Il continue donc à m'intriguer, à susciter des questions, et c'est pour ça qu'il m'intéresse : j'ai envie de le comprendre !
      Il y a encore une quinzaine de jours avant le rendez-vous, ce sera trop juste pour toi ? Au pire, tant pis pour le retard, j'aurai au moins fait lire Sade et pu en discuter. :)

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    2. Bon, je vais faire ce que je peux :-)
      A propos de contradictions et/ou évolutions dans la pensée de Sade, il y en a une qui m'a sauté aux yeux. Si je ne me trompe, dans son dialogue entre un moribond et un prêtre, écrit bien après la philosophie dans le boudoir, apparemment, il recommande à la fin (enfin, le moribond) de ne pas faire du mal à autrui (il a une phrase qui dit à peu près ça) tandis que dans la philo dans le boudoir, Dolmancé fait surtout un certain "éloge" de la cruauté... Mais je crois que Sade brouille bien les pistes, et je me demande s'il ne s'amuse pas, dans le fond, avec son lecteur. Dolmancé dit qu'il ne faut point être honnête en société, ainsi, s'il érige la fausseté (voire le mensonge) comme attitude à prendre en société, finalement, faut-il croire tout ce qu'il dit ?

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    3. Je crois aussi que Sade s'amuse avec son lecteur (voire "de" son lecteur) en brouillant les pistes... Et bien vu avec la fausseté de Dolmancé ! Je n'y pensais plus, mais ça remet en effet en cause une lecture sérieuse des assertions libertines et de l'œuvre sadienne... C'est ce que j'y aime aussi, je n'ai pas fini de l'analyser et d'y voir de nouveaux éléments pour remettre en cause ce que je croyais avoir compris. Ton article promet d'être passionnant si tu en as le temps, et tu me donnes très envie de me replonger dans La philosophie dans le boudoir. :)

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  3. Pourquoi pas, surtout après avoir lu les échanges en commentaires (ton billet est très bien mais je sais où tu te situes et où je me situe donc j'évite de me positionner uniquement en fonction de lui).
    Commencer par le commencement me semble encore ce qu'il y aurait de mieux et ma biblio a le texte... dans sa version pistache ;D

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    1. Je serais très curieuse d'avoir tes impressions ! Que veux-tu dire par "le commencement" ? Ce ne sont pas les premiers textes de Sade, ni rédigés ni publiés.
      J'ai aussi la version pistache immonde (soupir...), mais j'ai décidé de la boycotter en retournant le livre sur la photo.

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  4. Je note ! je n'ai pas relu Sade depuis longtemps, et les réflexions sur la prison m'intéresseront (je connais davantage celles qui se développent à partir des années 1820). Je suis curieuse de voir comment il articule une forme de fatalité et l'inutilité de la sanction pénale...

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    1. Quels textes avais-tu lu de Sade ? J'espère que tu ne seras pas trop déçue par celui-ci, les pensées que j'ai notées sont énoncées plutôt qu'expliquées et pas forcément confrontées les unes aux autres.

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    2. J'avais lu "Les infortunes de la vertu" hors de tout cadre scolaire et sans doute trop jeune... Je peux y revenir avec un meilleur "bagage" en littérature et en histoire (ma formation). Et ce sont justement les contradictions qui pourraient m'intéresser ;)

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  5. Ma récente lecture de " l'entretien " de Noëlle Châtelet qui " éclaire " quelque peu les paradoxes et ton billet me confirment que je vais lire ces " Crimes de l'amour " que j'ai hésité à choisir la dernière fois.

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    1. Quelle édition as-tu repérée pour Les crimes de l'amour ? (Je suis curieuse de savoir quelles nouvelles tu liras, je n'ai trouvé aucune édition de poche reprenant l'intégralité du recueil) Tu y trouveras sa philosophie moins développée que dans d'autres textes, mais ça serait assez intéressant avec l'éclairage de l'entretien.

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    2. C'était effectivement une édition poche, je n'avais pas fait attention qu'elle pouvait ne pas être complète ( un folio auquel je suis arrivée en regardant la provenance d'un 2€ )

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    3. Je pense que tu ne pouvais pas le deviner, ce n'est jamais indiqué clairement (et ça m'agace beaucoup ; j'en ai parlé sur mon article sur le recueil l'an dernier : http://minoualu.blogspot.be/2012/07/badinage-et-libertinage-marquis-de-sade.html). Tu as au moins cette nouvelle que j'ai lue et la meilleure du recueil (selon moi et selon Sade), Eugénie de Franval.

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  6. Après ma lecture des "Infortunes de la vertu", j'étais venue sur ton blog pour connaître ton avis, certaine d'en trouver un article. Mais je n'en ai pas trouvé et peut-être l'as-tu lu avant de faire ton blog. En tout cas j'ai bien aimé ma première lecture de Sade et je compte poursuivre ma découverte. Ce titre-ci me tente bien donc je note les "Crimes de l'amour"

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    1. A-tu fait un article de cette lecture ? J'ai lu Les infortunes de la vertu lorsque je tenais mon blog précédent, mais ne l'ai pas chroniqué là non plus : je souhaitais faire un article au sujet des trois versions (Les infortunes de la vertu, Justine et La nouvelle Justine), mais j'ai un peu calé après Justine et laissé le projet en plan depuis. Je le reprendrai peut-être plus tard s'il t'intéresse.
      Au sujet des Crimes de l'amour, je pense qu'ils te plairont après Les infortunes de la vertu, c'est le même style d'écriture. J'attendrai ton retour de lecture.

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