LES SEPT NOUVELLES réunies par Peter Diener sont un peu à
part dans la production littéraire de Frigyes Karinthy : surtout connu
pour son humour et son esprit satirique, il n’en a pas moins écrit des
nouvelles plus sérieuses et graves. Celle qui donne son nom au recueil, Le cirque, semble refléter cette
situation de l’écrivain. Un rêve amène le narrateur jusqu’au cirque, où il
souhaite se produire en tant que violoniste. Ce numéro n’étant pas suffisamment
spectaculaire, il doit se former à l’acrobatie pour passer de l’autre côté du
rideau. De même Frygies Karinthy est-il catalogué parmi les auteurs légers,
quand il a pourtant bien davantage à exprimer, selon Peter Diener dans sa
postface.
« Alors, toi, qu’est-ce que tu sais faire ? » Je soulevai mon violon en guise de réponse tout en bégayant quelque chose concernant la mélodie que j’avais composée. La salle réagit avec hilarité et le directeur donna un coup furieux sur la table. « Tu m’énerves encore avec ton violon ! Avec un vieux truc comme ça ! » [Le cirque, p. 13]
Le violon qualifié de « vieux truc » pourrait être
également être assimilé d’un point de vue littéraire avec la parabole utilisée
par l’auteur dans plusieurs nouvelles. Barabbas,
tout d’abord, en adopte parfaitement la forme et le ton : la narration est
assez simple et répétitive, jouant des parallélismes à la façon de la Bible et
de certains contes. La Parabole sur la
mort est ensuite construite sur le procédé de l’inversion ; les
valeurs mises en avant sont à l’opposé de celles attendues par le lecteur. À
l’issue de ces deux nouvelles, un message clair et aisément décodable se
dégage, sans être explicitement écrit. Frigyes Karinthy égratigne ainsi les
travers de la société, comme dans Le
bossu, et dénonce les ravages de la guerre.
La nouvelle centrale du recueil, Ombres, est sans doute la plus tendre. Elle est narrée par un
adulte se remémorant les soirées d’enfance avec une vieille tante et les
histoires que celle-ci lui laissait croire. L’imagination galopante de l’enfant
entraîne le lecteur à sa suite, presque surpris par la fin pourtant si
attendue.
Fort bien ; mais les choses changeaient du tout au tout quand venait la nuit : on soufflait alors la lampe et on plaçait la petite bougie sur le haut de l’armoire, toujours au même endroit, et, sur le mur opposé, toujours au même endroit – voilà qu’apparaissait tante Szidi de profil, avec le menton pointu et le nez pointu, suivie, vers le haut du mur, à moitié sur le plafond, d’un dandy barbu au nez busqué que j’appelais plus tard Mouki [Ombres, p. 30]
Dans un tout autre registre, celui du fantastique plutôt que
du conte, Vent du nord semble
également jouer de la frontière du rêve et de la réalité. Une troublante
rencontre vient y déranger le désespoir lyrique et la joie oisive d’une société
de jeunes aristocrates. Le lecteur pense quant à lui à Peter Schlemihl, au roi
des Aulnes, ou encore à certaines nouvelles de Théophile Gautier.
Enfin, le recueil se clôt sur une note philosophique, ou
plus exactement sur la confrontation de deux systèmes de pensée dans Deux bateaux. Tout comme dans Barabbas, Frigyes Karinthy fait appel à
une figure historique, Christophe Colomb, représentant du rationalisme face à
la spiritualité de l’Alchimiste. Le dialogue y est sérieux, mais certainement
pas aride et au contraire très poétique.
Si l’on avance pendant mille ans, viendront les hommes ailés, dit Sinésius d’une vois têtue. Regardez là, Christophe, fixez l’horizon de toutes vos forces. Voyez comme Mercure émerge du Ciel de Cristal. C’est là que vivent les géants qui font mouvoir les sphères. N’entendez-vous pas la musique qui vient de ces temps sans temps et de ces lointains sans vie ? Je l’entends si souvent dans le silence du soir. [Deux bateaux, p. 56]
Ces quelques extraits et notes introductives – pour tenter de
présenter ces textes réunis a posteriori sans trop en raconter – ne donnent
qu’un faible aperçu des messages délivrés par Frigyes Karinthy et des
intéressantes interprétations de la postface. Sérieuses, sans être
tout à fait dénuées d’humour à petites touches, ces nouvelles constituent une
bonne première lecture de l’auteur, tout en se distinguant de sa production
majeure.
Des nouvelles-paraboles, contées ou philosophiques, aux
frontières des genres.
*
Il se sentait plus énervé, plus amer qu’à l’habitude, en cette journée d’automne si belle et si tiède. [Le bossu, p. 40]
NOTE | Semaine hongroise : Marilyne et moi nous
réunissons aujourd’hui autour de Frigyes Karinthy : Je dénonce l’humanité
est présenté sur Lire & Merveilles. Flo nous accompagne quant à elle avec
le fils de l'auteur, Ferenc Karinthy, et son
roman Epépé.
Le Cirque et autres
nouvelles de Frigyes Karinthy, traduit du hongrois et postfacé par Peter
Diener, avec la collaboration de Sylvie Duran et Antoine Seel
Ombres (Toulouse), coll. Petite bibliothèque, 1997 – 1re traduction française
Rédaction : 1915-1920
Très intéressée par ce recueil. J'y retrouve beaucoup de ce que j'ai lu dans l'anthologie " Je dénonce l'humanité ", la guerre, un désenchantement, la dérision. Une des chroniques amère, l'auteur imagine qu'il rencontre un soir, alors qu'il pense avoir "réussi sa vie", son fantôme de jeune homme. Presque un monologue, une justification en auto-persuasion... Plus qu'il n'y paraît derrière le ton léger ou humoristique.
RépondreSupprimerJ'ai moi aussi eu l'impression de retrouver des thèmes communs avec mon recueil en lisant ton article. Ces nouvelles ne sont peut-être pas si différentes des chroniques... Tu m'intrigues en tout cas avec ce monologue justificatif.
Supprimermonologue justificatif dans la mesure où l'homme tente d'expliquer au jeune homme pourquoi il a renoncé à certains choix, certaines ambitions, tentant de le persuader qu'il est trop jeune pour comprendre ce qu'est réellement la vie... Le thème est classique mais l'atmosphère en à peine quelques pages est très belle.
SupprimerAutant cette diversité me convient pour des chroniques, autant je crains être un peu être K.O. si les nouvelles changent de "visage" si souvent (je pense au Cart-Tanneur). Je verrai. Tout comme le livre présenté par Marilyne, celui-ci est dispo à la biblio.
RépondreSupprimerJ'ai moi aussi été surprise par ces changements formels d'une nouvelle à l'autre. Puisqu'il n'y en a que sept, ça peut valoir la peine d'essayer, ne fut-ce que pour voir... Ou alors, les recueils composés par Karinthy lui-même sont peut-être mieux structurés, je n'ai pas encore consulté sa bibliographie traduite à ce sujet.
SupprimerRiche semaine hongroise (littérature tout à fait méconnue pour moi) ! Je viens de lire avec intérêt tes derniers billets (je reviens aussi de chez Marilyne) et serais plutôt intéressée par cet auteur. Il faut dire qu'il semble réunir tout ce qui me plait, entre humour et esprit satirique, et ce que tu en dis à la fin : "Des nouvelles-paraboles, contées ou philosophiques, aux frontières des genres". Si en plus, il y a un air de Théophile Gautier ! A découvrir donc quand j'aurais un moment...
RépondreSupprimerMerci ! Cette littérature m'était inconnue aussi, j'ai découvert avant de partager cette semaine et ai eu la main assez heureuse, à peine une déception dont je ne parlerai pas.
SupprimerLe choix de Karinthy était moins évident pour moi (et un achat compulsif en situation d'urgence pour être honnête). Si tu es plutôt attirée par l'humour et l'esprit satirique, tu trouveras certainement ton compte avec Karinthy et de nombreux écrivains hongrois : cela semble très présent dans leur littérature, au moins celle traduite en tout cas (notamment chez Viviane Hamy).
Depuis Epépé, je pesne à découvrir ce père! Il en existe plusieurs à la bibli;
RépondreSupprimerJe suis presque sure que c'est un auteur pour toi ! Et ta bibliothèque est décidément une mine d'or...
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