ENTRE DEUX PASSIONS AMOUREUSES, dont l’une de plusieurs
années avec Voltaire, la marquise du Châtelet a rédigé pour elle-même ce
discours sur le bonheur. En s’appuyant sur son expérience personnelle, elle
dégage quelques lignes directrices générales et les conditions nécessaires à
cet état : la première serait justement selon elle de se satisfaire de « son état et [des] circonstances où la fortune l’a placé » [p. 37], en cherchant
à le rendre heureux plutôt que de vouloir en changer. Par « état »,
elle entend aussi bien la position dans la société que l’âge ou le sexe, qui
sont autant de situations induisant certains freins au bonheur. On ne peut être
heureux par les mêmes moyens à vingt ou cinquante ans, en étant homme ou en
étant femme (à plus forte raison dans une société inégale, où le champ d’action
social féminin est restreint). De plus, la vie en société impose certaines
bienséances nécessaires au bonheur de tous, qui posent donc une limite aux
désirs individuels.
Néanmoins, les conditions résumées ci-dessous peuvent s’appliquer
à tous, qu’importe son état, de façon intemporelle :
Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l’illusion, et malheureux est celui qui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons d’épaissir le vernis qu’elle met sur la plupart des objets ; il leur est encore plus nécessaire que ne le sont à nos corps les soins et la parure. [p. 34]
Si cette vision du bonheur est marquée par son époque, en
particulier dans son vocabulaire, elle me semble malgré tout encore très
actuelle et rejoindre parfaitement certaines conceptions défendues de nos
jours. Considérant que le bonheur consiste en des ressentis agréables, dont les
passions sont la forme la plus élevée, Madame du Châtelet prône une attitude
plutôt modérée et pleine de bon sens : éviter les excès pour conserver une
bonne santé, nécessaire au bonheur tel qu’elle le conçoit, réfléchir par
soi-même et ne pas accepter aveuglément de directive préconçue concernant sa
façon de vivre, éviter également les pensées, sensations et sentiments négatifs
au profit de plus agréables, entre autres. Il faut surtout se connaître, afin de savoir quelle passion nous correspond, et fixer le bonheur auquel on aspire. Une fois l'objectif déterminé, il est plus aisé d'y parvenir.
Décidons-nous sur la route que nous voulons prendre pour passer notre vie, et tâchons de la semer de fleurs. [p. 72]
Tous ces conseils sont exempts de moralisme, mais pas de contradiction : les passions étant la forme la plus élevée de bonheur, elles sont à rechercher, mais ont tendance à faire oublier ces principes de modération et de prise en compte de sa situation. C’est en particulier le cas de l’amour, auquel la marquise du Châtelet a été très sensible au cours de sa vie. Sa méthode semble trouver là ses limites : le bonheur dépend généralement de soi, excepté dans son expression la plus forte, son « apogée ». Ces pages sur l'amour se font plus personnelles et laissent entrevoir une personnalité forte, entière, exaltée, ainsi que la nostalgie d'une femme persuadée que le meilleur de sa vie est derrière elle ; l'émotion affleure derrière le « manuel » du bonheur.
Un « manuel » du bonheur plaisant et intemporel.
Discours sur le bonheur de Madame du Châtelet, préfacé par
Élisabeth Badinter
Payot et Rivages (Paris), coll. Petite Bibliothèque, 2014 (réédition)
Rédaction (supposée) : 1747
Quelle bonne idée de se plonger dans les mots de Mme du Chatelet, j'espère que ton billet, excellent comme toujours, donnera envie à d'autres lectrices de la lire
RépondreSupprimerMerci pour le compliment en passant. :) J'ai beaucoup aimé me plonger dans ses mots et retrouver cet esprit très 18e (même si j'ai moins insisté sur cet aspect cette fois). La réédition de Payot et Rivages permet de la trouver très facilement en librairie, j'espère moi aussi que d'autres en saisiront l'occasion.
SupprimerJe l'ai déjà vu quelques fois en librairie, je risque de me laisser tenter ;)
RépondreSupprimerJ'ai craqué dès que je l'ai aperçu. :) Laisse-toi tenter, ce petit texte en vaut la peine.
SupprimerCe n'est pas tellement le genre de lecture vers lequel je me dirige au premier abord (tu connais mes goûts), mais j'avoue que tu me tentes beaucoup. D'abord, pour le projet du livre, le thème. Son aspect intemporel le rend d'autant plus intéressant. Et puis, je deviens curieuse, à force de lire tes billets, de la littérature du 18ème. Me convaincras-tu comme tu l'as si bien réussi avec les nouvelles? :)
RépondreSupprimerJe m'en doutais et ne suis pas certaine de réussir à te "convertir" à la littérature du 18e (quoique, ce serait un beau défi). Si je tentais de le faire, je commencerais sans doute avec ce petit texte-ci, parce qu'il est très court et que je sais que le sujet t'intéressera. Je le mets de côté pour toi (et réfléchis toujours à un roman libertin à te conseiller, je n'ai pas oublié).
SupprimerHéhé, je me doute que tu n'as pas oublié un challenge d'une telle ampleur ^-^ "Les liaisons dangereuses" m'appelle de plus en plus... Tentation à suivre :)
SupprimerLes Liaisons dangereuses sont un excellent premier choix ! J'insisterai donc de temps en temps, pour qu'elles continuent à t'appeler. ;)
Supprimer"Des goûts et des passions" à concilier avec une forme de sagesse... parfois le bonheur, c'est le grand écart, souvent c'est la recherche d'une forme de sagesse... ??
RépondreSupprimerPour Madame du Châtelet, le bonheur serait un équilibre plutôt que le grand écart : avoir des goûts et des passions, en sachant les modérer et ne pas tomber dans l'excès ; donc la recherche d'une forme de sagesse, oui... C'est la théorie ; dans la pratique, elle semble avoir eu plus de mal à y parvenir, et on sent déjà ce glissement quand il est question de l'amour.
SupprimerL'auteur me dit quelque chose de nom mais je ne connais pas du tout. Ce livre me tente beaucoup, déjà parce que c'est ancré au XVIIIème siècle, et ensuite cela me changerait un peu de lire des réflexions sur le bonheur. ça a l'air intéressant et je vais essayer de le trouver en librairie. Merci !
RépondreSupprimerJe ne connaissais pas du tout l'auteure avant de trouver ce discours, qui a été récemment réédité, tu devrais le voir en librairie. J'attendrai tes impressions si c'est le cas ! Je pense que tu devrais y retrouver l'esprit du XVIIIe siècle.
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