UN JOUR D’ENNUI, le sultan fit appel à son génie pour le
divertir et lui procurer le moyen de connaître les aventures des femmes de sa
cour. Il reçut alors une bague lui permettant de faire parler les dames « par la partie la plus franche qui soit en
elles, et la mieux instruite des choses [qu’il désirait] savoir […] ; par leurs bijoux » [autrement dit, par leur sexe. ; p.
40] S’ensuit une série d’essais de l’anneau magique, suscitant révélations
scandaleuses, exils au couvent ou à la campagne, séparations, bavardages et
réflexions diverses.
Un énième conte libertin
Inspiré par le Nocrion
du comte de Caylus (dont l’intrigue est elle-même tirée des contes médiévaux),
Diderot propose avec ces Bijoux
indiscrets un conte libertin comme il y en avait plusieurs au milieu du XVIIIe
siècle. Ce genre littéraire s’était développé avec Crébillon fils, notamment
suite au Sopha et à l’Écumoire, qui avaient donné lieu au Grigri de Cahusac, à Acajou et Zirphile de Duclos, à Angola de La Morlière, ou encore au Sultan Misapouf de Voisenon. L’intrigue
de ces romans se déroulait hors d’Europe, dans un Orient plus fantasmé que
réaliste, souvent peuplé de fées. La fantaisie avait alors libre cours, et l’éloignement
géographique autorisait toutes les invraisemblances.
Sous le voile des métaphores et des extravagances féériques,
les aventures libertines occupaient le devant de la scène et faisaient tout le
sel de ces histoires. Selon les auteurs, elles étaient plus ou moins voilées
(ou « gazées » pour reprendre le vocabulaire de l’époque), sans
jamais tomber dans la pornographie. Le « bon ton » restait de rigueur
dans ces romans mondains. Diderot n’a pas failli à cette règle du genre et est
resté très elliptique :
En prononçant ces paroles, Eriphile lançait à son héros des regards qui disaient tout, et lui tendait une main que l’impertinent Orgogli baisait comme par manière d’acquit. […] Mangogul jugeant à ses mines que son bijou se chargerait volontiers d’un rôle dans cette répétition, aima mieux deviner le reste de la scène que d’en être le témoin. [p. 195]
Ces ellipses et ce peu d’attardement sur les épisodes
érotiques rendent le roman de Diderot assez froid par rapport à d’autres contes
libertins évoqués plus haut. Je n’y ai pas retrouvé le plaisir des allusions déployées
par Crébillon fils, ni la légèreté d’Angola,
par exemple. Égal à lui-même, Diderot est resté très critique, au détriment du
divertissement à mes yeux.
Une peinture de la société du XVIIIe siècle
Toutes les récits des bijoux semblent en effet n’être que
des prétextes à des discussions sur les mœurs du temps : leur dépravation
est bien sûr pointée du doigt, depuis l’amour qui n’est plus qu’un jeu jusqu’à
l’adoration excessive des chiens (qui n’a apparemment pas faibli pendant le
siècle, puisque Charles de Peyssonnel relatait en 1782 une anecdote semblable
dans sa Petite chronique du ridicule), entre autres. Heureusement, Diderot n’est
pas tombé dans l’écueil de la misogynie et a également peint deux ou trois
figures de femmes vertueuses pour contrebalancer l’impression négative que
laissaient les révélations des bijoux.
Ces passages sont entrecoupés d’autres réflexions plus
générales sur la société du XVIIIe siècle, aisément reconnaissable
derrière les traits orientaux : les petits-maîtres, les modes, la
littérature, l’académie des sciences et ses savants, la royauté, et d’autres
thèmes encore. Tandis que le narrateur-sopha de Crébillon était interrompu par
le sultan peu patient, celui de Diderot s’épanche tout à son aise ; le souverain
peu attentif s’endort ou quitte la pièce, mais laisse le lecteur entre la
favorite et le philosophe bavard.
Selon Antoine Adam, qui a préfacé l’édition GF, tout l’intérêt
des Bijoux indiscrets se trouve dans cette
satire de la société, souvent abordée dans les romans libertins mais rarement
traitée avec autant de sérieux. En dépit des passages à clé, où Louis XIV se
laisse aisément reconnaître notamment, l’humour m’a donc paru assez froid et l’ensemble
plus intéressant que plaisant.
Un énième conte libertin pour dénoncer les ridicules du
temps.
Les bijoux indiscrets de Denis Diderot, préfacé par Antoine
Adam
GF Flammarion (Paris), 2001
1re publication (anonyme) : 1748
Je suis d'accord avec toi Les bijoux indiscrets n'est pas le meilleur conte oriental érotique, comme tu le dis très bien Diderot fait du Diderot c'est ce qui fait aussi le charme du conte aussi
RépondreSupprimerTu as bien résumé l'idée. :) Malheureusement pour moi, j'avais envie de m'amuser plus que de lire du Diderot, cette fois.
SupprimerOh, j'aime beaucoup Diderot. Je n'ai pourtant jamais lu ce roman. Même si effectivement l'extrait que tu as choisi semble un peu froid pour un roman érotique, si on y retrouve la plume de Diderot, je pense bien que je vais le lire !
RépondreSupprimerTu apprécieras sans doute ce roman alors et y retrouveras parfaitement Diderot. Je crois que lui et moi ne sommes malheureusement pas faits pour nous aimer... Il m'intéresse, mais me laisse trop à distance pour que je m'y attache.
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