Le sopha | Crébillon fils

LE SULTAN s’ennuie et veut des contes. Le sort désigne le courtisan Amanzéi, qui entreprend alors de narrer l’une de ses vies antérieures : puni pour sa débauche, son âme était contrainte d’errer de sopha en sopha, jusqu’à ce que deux amants partagent leur « prémices » sur lui. Une telle intrigue s’inscrit naturellement dans la lignée des contes de fées de la fin du siècle précédent et des romans orientalisants à la mode au début du 18e siècle, deux genres plus soucieux de parodier la société française que de peindre véritablement l’univers étranger choisi. L’errance du conteur induit également une forme romanesque constituée de petits épisodes successifs, agrémentée de quelques récits enchâssés. Au gré des personnages rencontrés, se dessine toute la panoplie des types romanesques mondains, tels que la fausse prude, la petite-maîtresse, la parvenue, la novice, ou encore le libertin, le fat petit-maître et le religieux moins insensible à la chair qu’il ne l’affirme à ses pénitentes. Les portraits ridicules alternent avec ceux, admiratifs, de véritables personnages vertueux et aimants, afin de ne pas alourdir le texte, selon le même équilibre qu’entre le divertissement et la morale. Dans ce roman, le sultan ne l’entend néanmoins pas ainsi et rejette à plusieurs reprises la fonction pédagogique endossée par le conteur :
Aurez-vous bientôt fait, interrompit le Sultan en colère ? Ne voilà-t-il pas vos chiennes de réflexions qui reviennent encore sur le tapis ? Mais, Sire, répondit Amanzéi, il y a des occasions où elles sont indispensables. Et moi, je prétends, répliqua le Sultan, que cela n’est pas vrai ; et quand cela serait… En un mot, puisque c’est à moi qu’on fait des contes, j’entends qu’on les fasse à ma fantaisie. Divertissez-moi, et trêve, s’il vous plaît, de toutes ces morales qui ne finissent point [p. 49-50]
L’ironie de Crébillon fils, qui participe en grande partie à la saveur de ces contes, s’exerce à plusieurs niveaux, depuis la galerie romanesque jusqu’à lui-même et au lecteur. Les interruptions fréquentes du sultan, tout d’abord, remettent en cause l’art du conteur et, par extension, de l’auteur : les interminables réflexions sont-elles bien nécessaires au roman ? L’auteur n’est-il pas trop bavard et ne joue-t-il pas trop des périphrases au point que l’on n’entend plus ses allusions ? De plus, un tel récit est-il vraiment vraisemblable ? La punition de Brama semble bien douce à l’égard d’un débauché : bien que réduit à l’inaction, il est placé en position de voyeur privilégié, presque de lecteur de romans licencieux, libre de changer de livre si le récit ne lui convient guère :
L’oisiveté à laquelle on me condamnait dans cette maison, m’ennuya enfin, et persuadé que ce serait en vain que j’attendrais qu’on m’y donnât matière à observations, je quittai le sopha de cette Dame, charmé d’être convaincu par moi-même qu’il y avait des femmes vertueuses, mais désirant assez peu d’en retrouver de pareilles. [p. 57]
Enfin, le lecteur n’échappe guère aux moqueries de Crébillon fils, à travers les personnages du sultan et de son épouse. Le premier représente le lecteur qui ne veut que se divertir et a peu d’esprit : lourd, il ne saisit pas les allusions, notamment érotiques, qui parsèment l’œuvre. La seconde est plus fine et paraît au premier abord être l’une de ces fausses prudes, qui condamnent les légers contes de la Cour, mais ne les écoutent pas avec moins de plaisir qu’une autre.

Un roman libertin tout en allusions et en ironie.

Le sopha - Crébillon fils

Le Sopha de Crébillon fils, édité par Françoise Juranville

Flammarion (Paris), collection GF, 1995
1re publication : 1742

10 commentaires:

  1. J'aime bien ces romans libertins orientalistes comme ce sopha ou les bijoux indiscrets de Diderot

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    1. J'apprécie aussi Les Bijoux indiscrets, que je compte relire cette année, mais ai aussi eu quelques déconvenues avec d'autres romans orientalisants : j'ai détesté Tanzaï et Néadarné de Crébillon, entre autres.

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  2. Je l'ai étudié en 1ere année de Lettres et je confesse m'être horriblement ennuyée (la prof était soporifique aussi, ça n'aide pas). Si je devais relire un roman libertin, ce serait sans hésiter Les Liaisons dangereuses (pour la cinquantième fois, approximativement :D)

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    1. Comme j'aurais aimé étudier Crébillon et le roman libertin pendant mes études de lettres... Enfin, je me suis rattrapée avec mon mémoire, c'était encore mieux.
      J'ai prévu une énième relecture des Liaisons dangereuses en mars, je ne me lasse pas de ce roman non plus.

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    2. Sur quoi as-tu travaillé pour ton mémoire précisément?
      Ohh, je me joindrai peut-être à toi pour une relecture des Liaisons dangereuses alors ! Tiens moi au courant :)

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    3. J'ai étudié trois romans du libertinage mondain : Les égarements du cœur et de l'esprit de Crébillon fils, Les Liaisons dangereuses de Laclos et La philosophie dans la boudoir du marquis de Sade (j'ai un peu chipoté pour le classer parmi les romans de la mondanité, mais ça se tenait), et plus précisément la formation des personnages et du lecteur.

      Entendu, je te tiendrai au courant pour les Liaisons dangereuses ! C'est le second rendez-vous libertin du blog : http://monsalonlitteraire.blogspot.be/p/les-rendez-vous-du-libertinage.html

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  3. Arrgh, j'ai feuilleté ce titre avec d'autres de Crébillon fils pour plus tard, ton rendez-vous, et je me rends compte que ce rdv est tout bientôt et que je n'ai aucun livre ! Impardonnable je suis :(

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    1. Mais si, tu es pardonnable, je te pardonne d'ailleurs et t'envoie une proposition de prêt. ;) Qu'avais-tu pensé de celui-ci après feuilletage ?

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  4. Impossible de me souvenir si je l'ai lu ou pas... Vu qu'il n'est pas dans le gros Bouquins, il faut que je fasse des fouilles...
    Moi aussi je suis en retard pour le RDV de ce mois-ci. J'hésitais sur le choix du titre et faisais la difficile pour le choix des éditions mais je me rends compte que, outre celles que j'ai déjà, les oeuvres de Crébillon ne sont pas forcément faciles à trouver en librairie. Du coup, mon choix va se faire en fonction de ce que je pourrai trouver cette semaine.

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    1. Il a été parodié par Diderot dans les Bijoux indiscrets (si ça peut t'aider à t'en rappeler et savoir si tu l'as lu...)
      Il n'est pas si connu que ça, et je crois que j'avais dû commander ou emprunter la plus grande partie de ses œuvres... Je t'envoie dans la journée le même mail de prêts qu'à Marilyne, au cas où.

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