C’est, je vous l’avoue, un fort plaisant siècle que celui-ci, et délicieux à considérer un peu philosophiquement. [p. 60]
LA NUIT ET LE MOMENT
est pour moi le plus délicieux des romans de Crébillon fils et l’un des plus
beaux romans libertins du 18e siècle. Sous forme d’un dialogue à
deux voix et d’une intrigue très resserrée, est proposée une parfaite synthèse des
jeux amoureux mondains de l’époque. Tout s’y trouve, depuis les premières
approches galantes jusqu’aux derniers serments d’amour après que l’« ultime
faveur » ait été accordée. Tout
en sachant aussi bien que le lecteur comment se terminera la nuit, Clitandre et
Cidalise suivent les chemins sinueux de la carte du Tendre, en reconstituant
une généalogie amoureuse réciproque, en avançant parfois à l’aide de la force
pour le premier, en reculant à coups de protestations et de doutes pour la
seconde.
Il est vrai que l’amour n’est entré pour rien dans tout cela ; mais l’amour, qu’était-il qu’un désir que l’on se plaisait à s’exagérer ? Un mouvement des sens, dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une vertu ? On sait aujourd’hui que le goût seul existe ; et si l’on se dit encore qu’on s’aime, c’est bien moins parce qu’on le croit, que parce que c’est une façon plus polie de se demander réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin. [p. 48]
Si, tels les novices et nouveaux venus dans le monde, le
lecteur se laisse prendre aux propos précieux et aux déclarations d’amour né au
premier regard, les récits des conquêtes de Clitandre se chargent de le
détromper, par les nombreux parallèles qu’ils présentent avec la scène en cours
(Ces sortes d’aventures sont si peu
variées, que qui en sait une, en sait mille [p. 51]) Sans que nul n’en soit
dupe, les deux amants jouent en effet la comédie de l’amour, aussi bien pour
eux-mêmes que pour le public ; ils se mettent en scène et s’efforcent de
jouer le rôle social qui leur est dévolu. Cidalise, en particulier, se doit de
se défendre, parfois malgré elle, et de céder aux instances de l’amour ou à la
violence. Sans cela, elle serait raillée et méprisée par l’hypocrite société
masculine, qui accepte si mal de voir ses vices dévoilés.
Outre du plaisir des allusions ou du « crébillonnage »,
la saveur de ce texte provient de l’ironie de Crébillon fils, présente dans
quelques répliques des personnages ou dans les didascalies adressées au
lecteur. Celles-ci relèvent aussi bien les contradictions entre les gestes et les
paroles des personnages qu’elles abrègent les remerciements et autres coutumes
amoureuses, en laissant l’imagination combler seule ces passages si artificiels
dans les romans. Si Crébillon a l’art des conversations mondaines, il sait également
quand les interrompre, de façon à esquiver la critique.
Un roman délicieux, à découvrir et à relire.
NOTE | Désir, amour et libertinage : Vous trouverez
chez Marilyne le récit d’une autre nuit, qui ne connaît point de lendemain, et
chez Marie une analyse très fine de ce roman.
La Nuit et le Moment de Crébillon fils, édité par Jean Dagen
Flammarion (Paris), collection GF, 1993
Très joli billet par lequel j'apprends le mot " crébillonnage " ( mais maintenant, comment choisir celui-ci pour ton rendez-vous ? ^^ )
RépondreSupprimerLe terme est peu utilisé, mais je le trouve très joli, et le style de Crébillon est assez marqué pour mériter une substantivation. Comment ne pas le choisir plutôt, non ? ^^ Oublie mon article et laisse-toi porter par ce délicieux texte (ou commence par Le Hasard du coin du feu, que je n'ai pas l'intention de relire pour le rendez-vous)
SupprimerQuelle culture éblouissante en la matière ! J'aime aussi ce mot de "crébillonnage", mais quelle réalité littéraire recouvre-t-il ?! ;-)
RépondreSupprimer(J'aurais mieux fait de m'abstenir de citer ce joli mot...) Le crébillonnage désigne le style de Crébillon, assez proche de celui de Marivaux malgré tout le mal qu'il en a dit. Certains l'ont qualifié d'"entortillé", car on y trouve souvent de longues phrases aux structures élégantes et sophistiquées. C'est absolument délicieux à lire et très riche de références.
SupprimerJe ne me souviens plus du tout de l'histoire mais Crebillon Fils est un auteur incontournable au 18e que tu as bien raison de mettre à l'honneur !
RépondreSupprimerL'histoire est assez semblable à mille autres au même siècle : un homme et une femme qui se désirent, mais en passent par toutes les mondanités d'usage avant d'y céder. Il me semblait naturel de débuter mes rendez-vous libertins avec le premier auteur du genre.
SupprimerC'est gentil de me citer. Je ne peux que plussoyer à tout ce que tu as écrit : c'est un roman délicieux que je ne me lasse pas de relire.
RépondreSupprimerJe n'en dirai pas autant de Félicia, dans lequel je continue pourtant à progresser lentement mais sûrement. :-D
Lentement mais sûrement restera associé à Félicia pour moi aussi. Je l'ai davantage appréciée hier pourtant, il me fallait sans doute revenir à Crébillon pour retrouver le plaisir de cette société chez Nerciat.
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