Tout m’impose donc de tenter un bref mais lucide trajet qui, de la pornographie qui enrichit ses trafiquants et mutile ses pratiquants, nous reconduise vers l’amour, en passant évidemment par le libertinage, qu’il soit érudit ou non ; puis, s’il le faut, et il le faut, par l’érotisme si souvent divinisé (tant par les mystiques chrétiens ou musulmans que par les temples de l’Inde). [p. 13]
CET EXTRAIT annonce assez bien le plan de l’ouvrage
d’Etiemble et son point de vue sur les quatre domaines qu’il y aborde. Il
condamne tout d’abord les dérives engendrées par la pornographie,
principalement sous forme cinématographique à l’époque où il rédige cet
ouvrage : les sévices infligés aux nourrissons suite au baby porno en font notamment partie,
pour ne citer que cet exemple marquant, et, de manière plus générale, les
pratiques financières qui s’y associent négligent toute préoccupation humaine.
Etiemble rappelle également qu’il ne condamne pas la sexualité même – ses
travaux et ses recherches prouvent amplement qu’il ne prône pas l’abstinence –,
mais bien la pornographie, contraire et « ennemi de l’amour [et] de
l’érotisme » [p. 11-12]. C’est ce dernier domaine qui est ensuite plus
amplement étudié, en débutant par une évocation des images érotiques dans d’autres
cultures orientales ou indiennes d’Amérique :
Heureux les pays dont les dieux font l’amour, plus ou moins librement, plus ou moins cyniquement […] Dans ces civilisations-là, l’homme n’a guère de peine, ni non plus de mérite, à imiter ses dieux : sa vie charnelle est sanctifiée. [p. 33]
Cette introduction permet à Etiemble de mettre en évidence
le problème de la civilisation judéo-chrétienne, où tout est susceptible de
devenir obscène et où l’adjectif « érotique » est un véritable
fourre-tout, recouvrant une série de représentations fort différentes. La
sexualité y étant associée à la déchéance, au péché et à la souillure, sa
représentation est proscrite et devient un acte de transgression. Dans ces
conditions, beaucoup confondent érotisme et licence, en rassemblant l’ensemble
du réel dans l’obscénité.
Suite à ces observations, il est légitime de se poser la
question de la littérature érotique et de sa définition. Selon Etiemble, qui se
réfère aux livres sacrés orientaux, il s’agit de « celle qui chante la
chair dans sa plénitude et même à l’occasion, pourquoi pas, dans son
accomplissement » [p. 64], « traité d’anatomie autant que chant d’amour
pour l’objet célébré » [p. 39], « celle qui enseigne l’acte charnel,
ou le célèbre en beauté […] [et qui] n’a rien à voir avec celle qui peuple les
enfers de toutes les bibliothèques » [p. 65]. Les manuels de sexologie, d’anatomie
ou du mariage constituent donc la vraie littérature érotique occidentale, en l’absence
d’équivalents sacrés aux ouvrages orientaux. Etiemble semble néanmoins prendre
sur lui et concéder l’existence d’une littérature « érotique » (les
guillemets prenant ici toute leur importance dans son ouvrage), bien difficile
à classer. Il reconnaît également à celle-ci une certaine moralité, en ce qu’elle
se veut libératrice, comme l’ont montré plusieurs révolutions politiques qui l’ont
ensuite condamnée à leur tour. Sa forme par excellence, dans la civilisation
judéo-chrétienne, est la poésie, genre lié plus que tout autre à l’image. Ce
mode d’expression est celui qui reste à l’écrivain lorsque tous les mots de l’érotisme
ont été souillés dans une société où la sexualité est ou a été réprimée
durablement. Le théâtre érotique, également abordé dans l’ouvrage, est quant à
lui impossible sans ridiculiser aussi bien le théâtre que l’érotisme.
Revenant sur le caractère libérateur de la littérature « érotique »,
Etiemble aborde ensuite brièvement le domaine du libertinage, principalement
sous son angle érudit du 17e siècle :
C’est précisément en vue de lutter contre les religions ou les lois délétères, celles qui salissent tout ce qui concerne la vie charnelle, que, dans plus d’un pays, certains écrivains hostiles à la pornographie ont élaboré à leurs risques et périls ce qu’avec Pintard on appela le libertinage érudit, ou le libertinage tout court. [p. 91]
Contrairement aux idées reçues et à certaines conceptions
universitaires littéraires, ce courant de pensée est universel et ne se limite ni
à la France, ni à une époque particulière. Bien avant Cyrano de Bergerac (l’auteur,
non la pièce), Boccace avait exprimé une pensée libertine en faveur de la
libération des pulsions et des mœurs dans son Decameron, et la théocratie musulmane a elle aussi produit bien des
penseurs libres dès la mort du Prophète.
Maintenant que la pornographie est remise à sa place : au dépôt d’ordures, qu’un lent mais sûr cheminement nous conduisit du libertinage intellectuel et discrètement sexuel jusqu’aux frontières, puis au vif de l’érotisme, le temps est venu de parler un peu de l’amour, sujet entre tous malaisé. [p. 116]
Sujet malaisé, car frappé encore une fois d’une confusion
lexicale et métaphorique : associé à tort à l’organe du cœur et à de
nombreuses connotations, le terme « amour » est bien souvent galvaudé
et le sentiment qu’il exprime confondu avec l’érotisme.
L’amour est bien autre chose qu’une flambée de désir, que performances érotiques, mais plutôt un ferment de connivences charnelles, affectives, morales, intellectuelles, capable de résister aux décennies, à cause de la sécurité des sentiments qui le fomentent et l’alimentent. [p. 131]
Selon Etiemble, un amour uniquement fondé sur l’érotisme n’est
qu’un leurre et une utilisation erronée de ce mot. Bien plus importants sont
une communion des esprits, des affinités intellectuelles et sensibles,
heureusement complétées par des rapports charnels harmonieux, qui ne peuvent
suffire.
Ainsi que l’annonce l’éditeur et que le montrent les
extraits de cet article, Etiemble ne pratique pas la langue de bois et n’hésite
pas à fustiger les comportements littéraires ou langagiers de son époque (il
m’aurait plu de connaître son opinion sur la production littéraire pornographique
actuelle, et il vaut sans doute mieux pour lui qu’il ne soit plus là pour y
assister). Cela donne lieu à un ouvrage polémique et très bien documenté, en
particulier sur les productions orientales abondamment commentées, ainsi que,
malheureusement, à des emportements ou à des enthousiasmes qui m’ont parfois
perdue. Malgré le plan annoncé, il manque un véritable fil rouge, qui conduise
le discours et donne une véritable cohérence à ces quatre chapitres/essais,
dont l’indépendance initiale* se ressent malgré le remaniement effectué.
Un ouvrage intéressant, qui manque malheureusement de structure.
NOTE | Désir, amour et libertinage : De l'éloge de l'érotisme et de l'amour à celui de la caresse, il n'y a qu'un "clic" d'un blog à l'autre.
L’érotisme et l’amour d’Etiemble
Arléa (Paris), 1987
* NOTE sur l’édition (épuisée) : quelques textes ont été publiés
en tant qu’article ou préface avant cette publication où ils ont été
remaniés.
* Projet non fiction *
Article passionnant
RépondreSupprimerIl faudrait en effet revenir à cette notion de littérature érotique souvent considérée comme "mauvais genre" alors que de grands auteurs s'y sont essayés comme Apollinaire...
Merci. Je compte y revenir plus tard avec Musset, qui s'y est lui aussi essayé.
SupprimerEros, philos, agapè... chacun a sa dignité et on les confond malheureusement trop bêtement...
RépondreSupprimerL'absence d'une dénomination différenciée pour chacun en langue française y participe sans doute aussi (ou en est l'une des conséquences, c'est sans doute lié)
SupprimerDommage pour cette déception de structure du propos. Tu sais comme ce sujet de définition de l'érotisme m'intéresse puisque je te l'ai soumis, comme j'ai été effaré devant les rayonnages, me disant justement que je n'avais pas la même définition. Vraiment dommage car cet ouvrage met en perspective plusieurs civilisations. Et je crois également que la poésie est le genre qui semble, à mon sens, le mieux " illustrer " ( terme presque parfait ) ce que serait l'érotisme pour moi. Malgré ta déception, un article très intéressant.
RépondreSupprimerMerci, je suis contente que ça t'ait intéressée, j'ai eu un mal fou à résumer les idées principales, que j'ai parfois eu du mal à saisir tout à fait. Je ne pense pas que le propos principal était de définir l'érotisme : le chapitre qui y est consacré était d'abord la préface d'un ouvrage oriental, dont il était beaucoup question et que j'ai "oublié" dans mon article.
SupprimerDès que je trouve un ouvrage convaincant au sujet de l'érotisme, je te le communique.
Bon, je crois que j'ai une LAL suffisamment fournie pour m'abstenir de noter celui-ci.
RépondreSupprimerIl n'est en effet pas indispensable...
SupprimerLe sujet ne m'intéresse pas suffisamment pour que je lise tout un ouvrage le concernant mais c'est certainement le livre le plus proche de moi dont tu aies parlé dans ce domaine au sens large du terme (opinion fondée sur la présentation que tu en fais évidemment, vu que tu as l'air d'avoir pas mal "mâché le travail" pour tes lecteurs qui t'en sont reconnaissants ;).
RépondreSupprimerJe pense aussi que cet ouvrage-ci t'aurait mieux convenu que ceux dont j'ai pu parler jusqu'à maintenant (plus centrés sur le libertinage). J'ai tenté de le résumer au mieux, puisqu'il est épuisé et ne doit plus se trouver très facilement.
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