Cette nuit, je l'ai vue | Drago Jancar

Je regardai le soleil, je regardai le pâle quartier de lune qui pendait sur la plaine au pied des montagnes. Entre la vie et la mort, ai-je pensé, nous vivons tous ainsi entre la nuit et le jour, comme maintenant. Je ne la touchai plus. Même si j’en avais envie. Elle était intouchable. Attirante, mais intouchable. C’est ainsi qu’elle est restée dans ma mémoire. [p. 121-122]
À TRAVERS CINQ REGARDS ET VOIX, Drago Jančar trace un superbe portrait de femme. Une femme du monde attirante, fascinante, scandaleuse aussi, ainsi apparaît-elle au premier abord, avant que le trait ne se nuance, ne la révèle amoureuse, passionnée, tendre, attentionnée et attentive, cultivée, intelligente, libre ; tour à tour, amante, fille, épouse, amie ou maîtresse de maison. Jamais elle ne s’exprimera directement, seul son souvenir perdue dans la mémoire de cinq personnages, qui parlent successivement d’elle, ainsi que de son époux, et de la nuit où ils ont disparu.

Autour de ce thème, Drago Jančar a donc déployé la technique narrative du roman choral, de façon très réussie et judicieuse. Chaque personnage affine le portrait du couple, tout en rapprochant le lecteur de la « vérité », tout du moins de la fameuse nuit d’hiver et de leur disparition. Le mystère n’en est pas tout à fait un, se laisse en tout cas deviner au fil des récits, mais n’en perd pas sa force au moment du dernier. Des bribes de silence subsistent, comme une ultime pudeur qu’il appartient au lecteur de respecter ou non. Le passage d’un personnage à l’autre est tout à fait intéressant, tantôt explicite, par une lettre par exemple, tantôt moins net ou révélé plus tard, comme le lien entre la mère de Veronika et l’un des autres narrateurs ; tout finit par s’imbriquer et se recouper, avec naturel.

Au fil des récits, se dessine également l’histoire de la Slovénie au cours de la Seconde Guerre mondiale, du moins des relations complexes entre les nations et les êtres qui la composent. Chacun semble vivre la guerre d’une façon différente, selon sa nationalité, son camp, son engagement et sa place dans la société. De l’indifférence à l’engagement, plus ou moins assumé, les lignes de conduite sont mouvantes, aussi nuancées que les personnages.

Un magnifique roman, au gré des souvenirs.

Cette nuit je l'ai vue - Phébus

Cette nuit, je l’ai vue de Drago Jančar, traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye

Phébus (Paris), collection Littérature étrangère, 2014 – 1re traduction française

1re publication (Slovénie) : 2010

* Conseil de Marilyne *

12 commentaires:

  1. Beaucoup aimé, et laisse un souvenir persistant ...

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    1. Je me souviens que tu avais beaucoup aimé, j'ai justement relu ton article avant de publier le mien. Je pense qu'il me laissera aussi un souvenir persistant...

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  2. Un roman fort intrigant... Et s'il a la vertu de laisser un souvenir persistant, je ne peux que le noter !

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    1. Je ne peux que t'encourager à le noter et le lire ! Je n'avais pas envie d'en dire trop sur le dénouement, ce serait dommage, mais je ne l'oublierai pas de sitôt, il m'a marquée (pas au sens de la surprise, plutôt de la narration très forte).

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  3. Je ne sais toujours pas. Il y a un bon moment, je l'avais emprunté à la biblio mais n'avais pas eu le temps (ni peut-être suffisamment de motivation) pour l'ouvrir. Si ses nouvelles me séduisent, je me tournerai vers ce roman.

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    1. J'attendrai ton avis sur ses nouvelles, en espérant qu'elles te plaisent alors ; je pourrais me tourner vers ce genre avec l'auteur après ce roman.

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    2. Nous ferons un échange de bons procédés ;). J'ai prévu de le lire au printemps.

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  4. Tu sais que je me demande si Mior n'en avait pas fait un billet l'année dernière, j'en suis presque sûre...
    Il me semble même qu'elle avait parlé d'une ambiance à la Modiano, ce que tu sembles confirmer à te lire.
    Bref, tout ça pour dire qu'il est noté depuis un moment.

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    1. Pour l'ambiance à la Modiano, je te laisserai le confirmer, sans m'y risquer : je n'ai jamais lu l'auteur et ne connais son œuvre que par des échos d'autres lecteurs. Il pourrait me plaire, s'il se rapproche de ce roman-ci. J'espère que tu seras toi aussi séduite par cette ambiance automnale (je me souviens très bien du billet de Mior et de son association à cette saison).

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  5. Ok, au temps pour moi, en lisant les comm, je vois celui de Mior (je n'avais qu'à les lire avant)

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  6. Roman choral, 2de GM... oui, ce roman pourrait me plaire, je note :)

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    1. Excellente note, j'espère qu'il te plaira :)

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