Les désenchantées | Pierre Loti

Il lui semblait qu’au départ son regret serait maintenant moins pour elles que pour l’Orient lui-même, pour cet Orient immobile qu’il avait adoré depuis ses années de prime jeunesse, et pour le bel été d’ici qui s’achevait, pour ce recoin pastoral de l’Asie où il venait de passer deux saisons dans le calme des vieux temps, dans l’ombre des arbres, dans la senteur des feuilles et des mousses… Oh ! le clair soleil encore aujourd’hui ! [p. 376]
QUEL ENCHANTEMENT que ce roman de Pierre Loti ! Son premier charme a été pour moi le voyage en Orient, plus précisément à Istanbul, qu’il offre au lecteur, les délicieuses descriptions dont il le régale. Au fil des saisons, la ville et la campagne environnante prennent vie, déploient leurs beautés sous la plume luxuriante de Pierre Loti : on se laisse porter, et apparaissent sous nos yeux minarets, mosquées, vergers où se prélassent les femmes voilées, on admire la ville à travers les croisillons des harems ou au fil de l’eau.

Ces descriptions auraient pu alourdir le récit, mais il n’en est rien ; l’ensemble se lit très facilement, semble glisser d’une lettre à l’autre, avant de revenir à une narration plus classique, centrée sur l’un ou l’autre personnage, ainsi qu’au gré des nombreux dialogues. On sent que Pierre Loti a voyagé dans ces contrées et surtout qu’il a été fasciné par cet Orient. Le point de vue du personnage principal – un écrivain-voyageur, qui ressemble trop à son créateur pour n’être pas lui – le prouve sans cesse. Néanmoins, il n’est pas totalement aveuglé par sa fascination et dépeint la situation des « désenchantées » des harems turcs contemporains, de ces musulmanes modernes.

Rappelez-vous les belles légendes du vieux temps, la Walkyrie qui dormait dans son burg souterrain ; la princesse-au-bois-dormant, qui dormait dans son château au milieu de la forêt. Mais, hélas ! on brisa l’enchantement et elles s’éveillèrent. Eh bien ! vous, les musulmanes, vous dormiez depuis des siècles d’un si tranquille sommeil, gardées par les traditions et les dogmes !... Mais soudain le mauvais enchanteur, qui est le souffle d’Occident, a passé sur vous et rompu le charme, et toutes en même temps vous vous éveillez ; vous vous éveillez au mal de vivre, à la souffrance de savoir… [p. 190-191]

Plus précisément, trois femmes lui ouvrent les yeux sur leur situation intellectuelle, amoureuse et sociale : « élevées en enfants prodiges, en bas bleus, en poupées à musique, objets de luxe et de vanité pour [leur] père ou [leur] maître, et puis traitées en odalisques ou en esclaves, comme [leurs] aïeules d’il y a cent ans » [p. 181-182]. Les frontières plus poreuses entre Orient et Occident ont permis aux cultures de se côtoyer, aux livres et à l’art de parvenir jusque dans les harems notamment, comme les institutrices occidentales. Les femmes bénéficient ainsi d’une éducation intellectuelle poussée, mais les mœurs, elles, n’évoluent pas aussi rapidement. Ce décalage est à l’origine du « désenchantement » de l’Orient, pris entre ses traditions et la modernité qui le rattrape, entre l’attirance et le rejet de l’Occident.

Cette dénonciation de la condition féminine est à l’origine du roman et de la rencontre entre l’écrivain et les trois musulmanes, qui ont fait appel à lui en raison de ses romans précédents, très lus dans les harems. Cette situation s’est d’ailleurs vraiment présentée pour Loti, « victime » d’une mystification révélée après sa mort par Marc Hélys, ainsi que l’expliquent les préfaciers Bruno Vercier et Alain Quella-Villéger. Réalité et fiction se mêlent donc intimement dans le roman et autour de lui, depuis sa genèse.

Outre cet aspect sociétal, Les désenchantées est aussi une magnifique histoire très romanesque. Le dépaysement est au rendez-vous, comme l’amour et ses tourments. La retenue de la femme musulmane est touchante, autant que la nostalgie de la vieillesse à la pensée des amours qu’elle ne vivra plus. André Lhéry / Pierre Loti a quelque chose de Chateaubriand dans ses Mémoires lorsqu’il évoque ainsi le temps passé et la difficulté d’accepter son propre déclin.

Un roman enchanteur.

Les désenchantées - Pierre Loti

Les désenchantées. Roman des harems turcs contemporains de Pierre Loti

Actes Sud (Arles), coll. Babel, 2015

1re publication : 1906

22 commentaires:

  1. Voilà un auteur que je n'ai pas encore lu mais ce que tu en dis est très tentant

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    1. Je pense que c'est un auteur qui pourrait te plaire, il a beaucoup voyagé et le partage dans ses romans. Pêcheur d'Islande est un bel hommage à la Bretagne, dont tu es originaire, il me semble ?

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  2. Tentant...de Loti, je n'ai lu, à l'âge adulte, que "l'Inde sans les anglais " , qui ne m' a pas marquée

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    1. Je n'avais jamais entendu parler de "L'Inde sans les anglais", j'ai plutôt débuté avec le titre le plus connu : "Pêcheur d'Islande" (beaucoup aimé, mais j'en garde un souvenir trop sentimental pour une relecture) et avec quelques nouvelles. J'espère que ses romans te sembleront plus marquants si tu te laisses tenter.

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  3. Jamais lu, ça fait vieux bouquin vintage ... mais quelle écriture agréable, franchement ça fait du bien!

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    1. C'est vrai que le charme de Loti est peut-être un peu suranné... Mais ça fonctionne avec moi, il suffit de se laisser porter par cette écriture agréable.

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  4. Je souhaite découvrir Pierre Loti depuis un moment, il semble vraiment enchanteur :)

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    1. Il l'a été pour moi en tout cas, je souhaite qu'il le soit autant pour toi :)

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  5. Ca a en effet l'air très beau et ce roman se cache sous une bien jolie couverture !

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    1. Tu te doutes bien que la couverture a été pour beaucoup dans mon repérage, ainsi que le titre. :)

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  6. ça donne vraiment envie de se jeter dessus ! Je connais la maison de l'auteur et sa fascination pour l'orient mais je ne l'ai jamais lu. Ce livre et ton billet sont vraiment très tentants !

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    1. Tant mieux ! J'aimerais visiter la maison de Pierre Loti un jour, j'avais lu dans une préface que ça valait le détour. Sa fascination de l'Orient est palpable dans ce roman et d'autant plus touchante quand il dit qu'il n'y reviendra plus.

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  7. Je n'ai jamais lu Pierre Loti mais tu m'invites sérieusement à me tourner vers lui ! Ton billet me fait penser que Boussole m'attend toujours, et aussi et surtout L'orientalisme d'Edward Saïd, un essai qui vient remettre en cause cette vision romantique et idéale de l'Orient, ce qui revient finalement à mettre "l'autre", l'étranger à distance et n'incite pas à la compréhension mutuelle. J'appréhende beaucoup cette lecture qui ne va pas me faire plaisir mais je pense qu'elle me sera très bénéfique !
    Les deux titres de Pierre Loti cités en commentaires Pêcheur d'Island et L'Inde sans les anglais me tentent aussi beaucoup !! L'Inde et l'Islande : deux pays de plus en plus ancrés dans mon univers littéraire ! ;)
    Dans le même registre aussi, j'ai terminé ce week-end "Phèdre en Inde" de Jean-Christophe Bailly, il s'agit de carnets de voyage de l'auteur alors qu'il avait pour mission de mettre en scène en Inde et en hindi la pièce de Racine. ça a été une très jolie découverte pour ma part, avec un récit très juste de l'Inde contemporaine.

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    1. Grâce à ton commentaire, je note L'orientalisme d'Edward Saïd sans attendre ton article, cet essai pourrait bien m'intéresser tant que je suis en pleine période "orientale". Mathias Enard interroge lui aussi d'une certaine façon (sans vraiment répondre à la question) la vision idéale de l'Orient et la construction de l'autre qui n'amène pas forcément une compréhension mutuelle. On retrouve davantage la vision idéale de l'Orient et des images traditionnelles chez Pierre Loti, mais avec des nuances tout de même quant à la condition des femmes. J'ai apprécié lire les deux de façon rapprochée justement pour comparer leur approche et ce que pouvait être le "contemporain" pour chacun d'eux.
      En ce qui concerne Pêcheur d'Islande, il démarre en Bretagne, et c'est le lieu qui reste central, davantage que l'Islande, dans mon souvenir en tout cas. C'est une ode à la mer et à cette vie maritime, peut-être commune aux deux pays.
      Phèdre en Inde a l'air intéressant aussi. Je suis moins attirée par l'Inde d'un point de vue littéraire, pour le moment, j'y viendrai peut-être plus tard.

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  8. Je n'ai encore lu cet auteur mais ton billet est fort tentant.

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    1. Tant mieux ! C'est un auteur qui mérite d'être découvert et qui a beaucoup écrit, il y a du choix.

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  9. Que tu publies ce billet peu de temps après celui d'Enhardi est assez significatif, et totalement séducteur. Surtout en ces temps de confrontation de deux mondes qui se sont entendus il y a moins d'un siècle (bref). Je le note (je ne connaissais pas ce titre là...shame on me) et je le note d'autant plus que j'ai hâte de voir comment sont traitées (disons décrites) ces trois femmes par un auteur occidental. Et j'adore le titre (et l'incipit de ton billet du coup)

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    1. En fait, j'ai commencé Les désenchantées en septembre (pour une LC avec une amie non blogueuse), dû interrompre la lecture pour celle d'Enard (pour des raisons professionnelles), et ai repris Loti ensuite, donc ces deux lectures sont vraiment très liées pour moi, avec des circonstances un peu particulières. Je pense que la publication d'Enard et la réédition récente de Babel ne sont pas innocentes, c'est certain. Je ne connaissais pas du tout ce titre de Loti avant de tomber dessus à la librairie, no shame on you, en tout cas pas de ma part. ;)
      Je te souhaite une belle lecture par avance et serais curieuse d'avoir ton retour à ce sujet, à l'occasion. L'écriture de ces femmes par Loti est intéressante parce qu'elle reste très idéalisée, même si on sent la modernité venir troubler les beaux rêves d'Orient.

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  10. Oh, je l'ai lu quand j'étais au lycée, et je me souviens de l'émotion ressentie, une écriture si belle!

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    1. Je crois que c'est le bel âge pour lire Loti, bien que son écriture se savoure toujours ensuite.

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  11. J'attendais ta newsletter avec impatience ! Personnellement, j'utilise un système de newsletter où les nouvelles publications sont directement envoyées aux inscrits. Je n'ai donc pas à la gérer. Par contre, je ne sais pas si on peut mettre des messages personnels comme tu le fais actuellement sur la rentrée...

    Je me rappelle que tu m'avais conseillé ce titre alors je le note, en te faisant entièrement confiance !

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    1. C'est grâce à toi et à ton message que j'ai repris la newsletter. :) Je préfère la gérer moi-même, plutôt que m'en remettre au système par défaut, même si ça me prend plus de temps.

      Merci pour ta confiance ! J'espère que ce roman te plaira autant qu'à moi !

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