Lettres à Voltaire | Madame du Deffand

Monsieur de Voltaire, ayez pitié de moi, tous les vivants m’ennuient, indiquez-moi quelques morts qui puissent m’amuser ; j’ai relu vingt fois les livres qui me plaisent, et je suis toujours obligée d’y revenir ; je voudrais une brochure de vous toutes les semaines, je suis persuadée que vous pourriez fournir à cette dépense ; je crois qu’il n’y a qu’une certaine dose d’imagination, pour chaque siècle, et qui est éparpillée dans les différentes nations ; vous vous en êtes emparé subtilement, et n’en avez pas laissé un grain à personne : c’est donc à vous à distribuer vos richesses ; et dans vos largesses il faut préférer votre bonne et ancienne amie. [p. 122]
LES LETTRES de Madame du Deffand à Voltaire sont autant celles d’une amie et d’une contemporaine que celles d’une admiratrice ; plus précisément, une lectrice des contes et de la prose de Voltaire, qui demande à être amusée plutôt qu’instruite par les romanciers philosophes du XVIIIe siècle. Tous deux héritiers du bon goût du siècle de Louis XIV, exercé sous la Régence, ils rivalisent d’élégance dans leur correspondance, très attendue de part et d’autre dans les salons de Ferney et de Saint-Joseph, où tous deux résident respectivement.

Madame du Deffand et Voltaire, des contemporains


Lorsqu’ils débutent leur correspondance en 1759, Madame du Deffand et Voltaire se sont retirés du monde – du moins de la société des grands de ce monde – et ont fondé leur propre salon, où ils reçoivent écrivains et bonne compagnie. La cécité atteint progressivement la marquise, et Voltaire quittera peu Ferney également. La lettre devient donc le seul mode de conversation de ces deux « vieillards » qui ne se reverront jamais.

Tous deux nés à la fin du XVIIe siècle, ils sont les héritiers du temps de Louis XIV et verront leur jeunesse s’épanouir dans les fêtes de la Régence, notamment les grandes nuits de Sceaux où ils se rencontreront à plusieurs reprises. Mondains et courtois, ils cherchent à plaire, font montre d’esprit et d’une conversation élégante. C’est ce « bon goût » du début du siècle qui les réunira toujours, au-delà de leurs différends. Ce langage qui se perd, au profit d’une certaine sécheresse et d’une forme de pédantisme, est le reflet de leur jeunesse et d’une société déjà en déclin.

Une correspondance, de la littérature

Je n’aime point à sentir que l’auteur que je lis songe à faire un livre, je veux imaginer qu’il cause avec moi. [p. 32]
Cet art de la conversation est aussi ce qui fait tout l’intérêt de cette correspondance pour un lecteur du XXIe siècle. Madame du Deffand donne peu de nouvelles politiques ou événementielles, qui permettraient de reconstituer l’époque. Il est plutôt question des nouvelles quotidiennes et, surtout, de littérature. Elle supporte peu la « livrée » de Voltaire, c’est-à-dire les philosophes des Lumières dont son ami est le chef de file, et les auteurs de son époque : « J’ai le malheur, je l’avoue, de n’être pas amusable par les beaux génies de notre siècle, ou si vous voulez de ceux qui ont succédé à Fontenelle et à Lamotte, qu’ils ont fort dénigrés, et qu’ils sont bien loin d’égaler. » [p. 149] Elle insiste donc fréquemment auprès de Voltaire pour recevoir ses textes ou pour qu’il lui conseille des livres à même de l’amuser. Ce trait de caractère relève davantage de la frivolité et de l’oubli que de l’optimisme ; très sombre, elle estime que le plus grand malheur est d’être né. En cela, elle se démarque encore des Lumières de son siècle.

Une correspondance comme une conversation.

NOTE | Correspondance au féminin avec Marilyne, qui présente une lettre de Ying Chen.

Lettres à Voltaire - Mme du Deffand

Lettres à Voltaire (1759-1775) de Madame du Deffand, édité par M. de Lescure et préfacé par Chantal Thomas

Payot et Rivages (Paris), collection Petite bibliothèque Rivages, 1994

* Projet non fiction *

9 commentaires:

  1. La correspondance, ce n'est pas ma tasse de thé mais j'avais pris beaucoup de plaisir à lire ces conversations comme tu le dis si joliment entre Voltaire et Mme Du Deffand !

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    1. Toutes les correspondances ne me plaisent pas, je préfère celles qui retracent une époque ou une personnalité notamment. Celle-ci a fait exception avec ce style de conversation.

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  2. Intéressant comme la frivolité dénote (souvent encore aujourd'hui) un certain pessimisme...

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    1. Je n'y avais pas pensé pour notre époque, mais c'est en effet intéressant. Je relirais bien mon Histoire de la frivolité pour voir s'il n'y en a pas d'autres formes moins pessimistes.

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  3. Je ne suis pas étonnée de ton choix de l'extrait en ouverture :) . Je ne lirai ces correspondances, bien qu'elles soient certainement délicieuses d'un point de vue littéraire, parce qu'elles ne sont pas engagées dans leur époque, cela me manquera, ce serait plutôt cet aspect qui m'intéresserait.

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    1. Ah tu l'as remarqué pour l'extrait :) J'ai aussi apprécié de me retrouver en partie dans la personnalité de l'épistolière, mais l'inscription dans l'époque m'a manquée. Je comprends donc que tu préfères passer ton tour.

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  4. J'ai bien envie de lire ces lettres parce que je suis curieuse ! Je note ce titre !

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    1. Un défaut ou une qualité que nous partageons ; que de points communs, décidément ! :)

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  5. C'est passionnant. D'ailleurs Chantal Thomas a écrit sur "L'esprit de conversation". Certainement Mme du Deffand était une femme blessée, pour laquelle la position des femmes en son siècle, et l'étroitesse du monde dans lequel on les enfermait, étaient désespérants. Certainement, pour elle, cela ne valait pas la peine d'être née.

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