Converser avec le marquis de Sade

Converser avec Sade aujourd’hui, deux siècles après sa mort : une manière nouvelle et originale d’approcher l’homme et sa pensée. [Extrait de la quatrième de l’Entretien]
COMMENT approcher Sade et le lire aujourd’hui ? Pourquoi, également, vouloir le comprendre ? Noëlle Châtelet et d’autres auteurs, sous la direction de Catriona Seth, ont essayé de répondre à ces questions, par le biais de la « conversation ». Par le choix d’un genre dialogique – l’entretien et la lettre –, ils ont accepté de s’exprimer de façon plus personnelle et de présenter « leur » marquis de Sade, en s’adressant à lui.

Un entretien avec le marquis de Sade

Comment ! Sade, l’auteur de l’œuvre la plus noire de la littérature, serait un homme des Lumières ? [Préambule, p. 11]

Noëlle Châtelet a choisi de présenter le marquis de Sade à travers un entretien imaginaire, non pas avec son fantôme à qui elle relaterait sa postérité, mais avec l’homme de 73 ans enfermé à l’hospice de Charenton. Tout au plus se permet-elle donc des allusions au souvenir laissé par le Marquis, en se plaçant comme sa contemporaine et en cherchant à « comprendre pour faire comprendre » [Préambule, p. 15] En raison de cette volonté, elle n’invente aucune réponse, les puise toutes dans l’œuvre et la correspondance de Sade, à la façon d’une anthologie commentée. Passé le premier étonnement face à ce procédé, tout s’enchaîne très naturellement et agréablement ; comme une balade dans l’œuvre philosophique de l’auteur.

Avant d’aborder la philosophie sadienne, Noëlle Châtelet prend soin de présenter l’homme, souvent confondu avec ses personnages, en dépit de ses dénégations : « Je suis libertin, je l’avoue ; j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, pas un criminel ni un meurtrier ! » [p. 43] Sont abordés, à travers des extraits de ses lettres, sa jeunesse, ses rapports à sa (belle-)famille, ses amours, et les premières affaires judiciaires qui entacheront sa réputation. Ce portrait n’a pas pour but de faire de Sade un saint, ni de l’innocenter, mais de nuancer les traits des a priori qui s’y attachent. Son œuvre est celle d’un homme enfermé plusieurs années sur lettre de cachet, sans connaître le terme de sa détention et sans être jugé ; celle d’un homme dont on a voulu réprimer les désirs et dont on a échauffé l’imagination ; celle d’un homme qui a cru à la Révolution, y a participé en politicien engagé, et dont les idéaux ont été trahis ; tous ces éléments biographiques apportent un nouvel éclairage et permettent de comprendre comment a pu naître cette œuvre si noire.

L’approche philosophique de cette œuvre permet ensuite d’en dégager l’appartenance au courant des Lumières, qui pourrait étonner plus d’un lecteur. Par son point de vue sur les femmes, la société, la vertu et le vice, ainsi que les valeurs qui s’y attachent, Sade peut en effet se montrer très moderne. Il n’est pas exempt de contradictions non plus, et les commentaires de Noëlle Châtelet le soulignent avec justesse. En rapprochant les textes d’une époque et d’une autre ou le point de vue de plusieurs personnages – les victimes, telle Justine, comme les libertins aimant tous deux à disserter dans les romans sadiens –, elle met en évidence la complexité de la pensée de Sade et la démêle partiellement à l’intention du lecteur réfractaire.

Enfin, Sade est également abordé tel qu’il le souhaitait pendant la Révolution, en tant qu’homme de lettre. Justine et Juliette sont brièvement analysées de façon littéraire, par exemple. Noëlle Châtelet le compare également dans son préambule aux grands romanciers philosophes du XVIIIe siècle, convaincus de la force de persuasion du roman et du formidable outil de communication d’une philosophie qu’il peut constituer.


Des lettres à Sade

Je vous salue donc, d’homme libre à homme libre, symboliquement, sur le papier, et je vous remercie d’être resté, pour moi, le provocateur ultime, le véritable écrivain. [Sébastien Doubinsky, p. 59]

Trois ans plus tard, à l’occasion du bicentenaire de la mort du marquis de Sade, Noëlle Châtelet lui écrit une dernière lettre d’adieu. Elle est accompagnée de dix-sept autres épistoliers : des chercheurs en littérature ou dans d’autres domaines, comme la psychanalyse, et des romanciers, tous « arpenteurs lettres qui [ont fait] un bout de chemin avec celui que l’antiphrase a donné pour épithète “divin”, et pour titre, celui de marquis qu’il ne porta guère » [Prologue, p. 11] Une grande liberté de ton semble leur être accordée pour s’adresser au « divin marquis » : les remerciements côtoient les accusations et les questions, les auteurs écrivent en leur nom ou plus rarement en celui d’un être de fiction (Hadrien Laroche se met dans la peau d’une tatoueuse sur un site de rencontres, Justine-120), sur leur rapport à Sade ou plus largement sur son influence sur la société, certains retiennent l’héritage pornographique sadique, d’autres plutôt le versant sadien et philosophique de son œuvre.

De façon générale, tous les épistoliers se positionnent en tant qu’hommes du XXIe siècle et abordent Sade avec le regard de cette époque. Cela implique donc une subjectivité différente, moins de recul que dans une étude universitaire, et m’a paru répondre à la question « Pourquoi lire Sade aujourd’hui ? » Pour beaucoup, c’est en raison de sa liberté et de la libération que son œuvre a, paradoxalement, apportée à la société. Pour Pierre Jourde, « tant que [ses] livres continueront à circuler, ils nous seront un recours contre les fades tisanes de l’érotisme » [p. 19], tandis que Christian Prigent conclut qu’il faut revenir à Sade, car il interdit de ne pas penser. Sébastien Doubinsky se demande quant à lui ce qu’aurait fait Sade à notre époque – peut-être du cinéma – en déplorant que la littérature ne serve plus à « démolir les murs. » [p. 59]

D’autres se situent moins dans l’éloge, nuancent davantage leur discours, voire se placent en détracteurs. Nathalie Heinich se demande notamment « de quoi Sade est-il le nom [aujourd’hui] ? » [p. 92] et parvient au terme d’une lettre fort intéressante à la conclusion que Sade est mal compris. Hervé Loichemol regrette quant à lui cette célébration du bicentenaire de la mort de Sade ; elle témoigne pour lui de la misère de notre époque, qui digère tout et fait de l’argent de tout bois, y compris d’un écrivain aussi dérangeant.

Deux « conversations » avec Sade très intéressantes pour l’aborder.


NOTE : en ce début février, je serai en correspondance avec Marilyne pour une nouvelle thématique épistolaire.

Entretien et lettres à Sade
Entretien avec le marquis de Sade de Noëlle Châtelet | Plon (Paris), 2011 – 1re publication * Prêt de Marilyne *

Lettres à Sade, sous la direction de Catriona Seth | Thierry Marchaisse (Vincennes), coll. Lettres à, 2014 – 1re publication

* Projet non fiction *

4 commentaires:

  1. Je me souviens de l'expo à Orsay où la modernité de Sade était particulièrement perceptible.

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    1. Je crois que je m'en souviendrai longtemps également.

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  2. Il est très réussi ce double billet, et ce n'était pas évident ! Comme tu le sais, l'Entretien m'a permis de relier les différents aspects de l'oeuvre, de resituer la biographie et de profiter ainsi de l'expo ( difficile à aborder sans un minimum de connaissance de l'oeuvre vu son foisonnement ). Les Lettres à Sade m'intéressent, je confirme, pour la liberté de ton que tu soulignes, parce qu'elles ne relèvent pas toutes de l'éloge et pour la question qu'elle soulève, cette fameuse " Pourquoi lire Sade aujourd'hui ? "

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    1. Merci pour ton retour sur ce billet, pas si évident que je ne l'avais d'abord cru, en effet. Je pense qu'une lecture dans cet ordre est idéale : d'abord resituer Sade, puis en venir aux lettres, qui abordent parfois une question en profondeur et nécessitent d'avoir un minimum de connaissances de l’œuvre. Je pense aussi que pour se demander "pourquoi lire Sade aujourd'hui ?", il faut avoir un minimum d'intérêt et de curiosité, que peut susciter l'Entretien.

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