N.N. | Gyula Krúdy

Quelle qu’ait été la perfidie de la pensée, les yeux, l’âme, l’humeur, le cœur, l’appétit et la santé s’adaptaient toujours au temps qu’il faisait. Autour de moi, chaque être était un calendrier vivant. Nous attachions une grande importance à la pleine lune, nous observions la direction du vent, l’intensité de la pluie, la forme des nuages qui s’approchaient, les beautés du coucher du soleil, la venue du givre, les crues de la rivière ou la première tombée de neige. [p.11-12]
AU RYTHME DES SAISONS, une vie nous est racontée, depuis une enfance en harmonie avec la nature jusqu’à la quête nostalgique de ce « paradis perdu » à l’âge adulte. Des années de jeunesse passées en ville, nous ne saurons rien, ou presque ; à peine ce que N.N. voudra bien en dire à la femme retrouvée : des voyages d’un quartier et d’une femme à l’autre. Bien qu’il revienne aux sources de sa vie, il est en effet un voyageur, un homme d’errance, sans cesse à la recherche du lieu du bonheur.
« Vous avez perdu l’habitude de voir vos rêves parce que vous vivez dans un endroit où les gens n’ont pas le temps de penser, de rêver, de veiller les yeux ouverts. Ici, nous avons le temps pour tout, et voyons dans la réalité nos rêves nocturnes qui approchent. » [p.148]
À première vue, il serait tentant de parler de roman d’apprentissage au sujet de N.N., mais Gyula Krúdy me semble dépasser ce cadre narratif strict. Il résume sommairement les années d’éducation féminine, généralement si importantes dans ce genre littéraire, et narre « l’après-apprentissage », ce moment d’amertume, de regard en arrière sur ce qui a été perdu : l’innocence. N.N. se rapproche néanmoins tardivement des héros de ces romans lorsqu’il doit admettre l’inéluctabilité de la perte et débuter une nouvelle existence.

Au-delà de ce personnage si riche et de cette histoire fascinante, me restera avant tout de ce roman l’écriture de Gyula Krúdy, si joliment traduite par Ibolya Virág en conservant quelques mots en langue hongroise (expliqués dans l’index en fin de livre). Avec beaucoup de poésie, Gyula Krúdy dit le passage des saisons, leur marque sur le paysage et sur les hommes ; la vie qui s’écoule, les rêves et les illusions qui se (dé)font ; les cigales qui accompagnent chacun tels des anges gardiens ; l’amour des enfants qui prennent leur envol et le retour des pères au bercail. En conteur, N.N. sait embellir le récit de sa vie par des métaphores finement filées et une grande attention aux détails qui l’entourent (au détriment des êtres qui l’aiment, parfois).
Aux femmes, je préférais encore les arbres glacials de l’automne. Les champs sur lesquels la brume s’approchait comme la mélancolie dans un roman nordique. Les mésanges de toutes les couleurs arrivées avec la première neige, avec le froid, des forêts dans les jardins où elles sifflotaient leur merveilleux chants badins. Le bruant qui se réchauffait au soleil dans son petit gilet doré sur la grand-route glacée, les corbeaux croassant au faîte de l’arbre dans une langue inconnue, les arbres revêtus de fleurs de la neige fraîche, les silos de légumes pris dans un profond sommeil, la courge, leurre à mésanges, rougeoyant sur le cerisier, les matins resplendissants qui invitaient à faire l’école buissonnière et les crépuscules qui s’accroupissaient dans l’oseraie à la manière des paysannes. Le vin nouveau sifflait, chuintait à la cave, le vent murmurait dans les branches, l’obscurité chuchotait en descendant le long de la gouttière, quelqu’un soupirait au grenier : on eût dit qu’une femme géante jetait sa jupe sur le monde lorsque la nuit tombait. [p. 50-51]
Enfin, contrairement à ce que pourraient laisser penser les extraits sélectionnés, N.N. n’est pas dépourvu d’humour : non pas celui amer, grinçant et ironique d’autres romans d’apprentissage, mais un véritable rire franc, convivial, à la frontière du grivois ; l’humour des tavernes en début de soirée, d’une bande d’amis complices, ou encore l’autodérision.

Un roman magnifique, tout simplement.

*
Tel était en Hongrie le ponctuel automne du siècle dernier. Je l’aimais infiniment. Ses brumes, son silence, sa tristesse, son ennui résigné, son crépuscule qui tombait paisiblement et sa veillée fabuleusement longue, tout cela était à moi, moi, l’insomniaque qui profitais de cette saison pour lire ou rêver les romans les plus interminables. [p. 25]
NOTE | Semaine hongroise : Marilyne présente aujourd'hui la photographe Kati Horna, tandis que Choco a fait de György Stalter son photographe du samedi.

N.N. - Gyula Krudy

N.N. de Gyula Krúdy, traduit du hongrois par Ibolya Virág

La Baconnière (Genève), coll. Ibolya Virág, 2013

1re publication (Hongrie) : 1922
1re traduction française (L’Harmattan) : 1985

4 commentaires:

  1. Il n'est évidemment pas pensable de ne pas noter un livre dont tu parles avec un tel enthousiasme élogieux. En outre, les extraits me séduisent tout particulièrement - je comprends ton parallèle avec Marie Gevers, que j'aime beaucoup !

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    1. Ce n'est en effet pas négociable, il est à lire. ;) Sachant que tu as aimé Marie Gevers, je pense qu'il te séduira pour les mêmes raisons que moi, il regorge de passages comme ceux que j'ai sélectionnés (difficilement, d'ailleurs, tous étaient si beaux)

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  2. Je crois que ce livre est pour moi...

    ( et ton plaisir de lecture est un plaisir à lire :) )

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    1. Je suis persuadée que ce livre est pour toi (et je ne pense pas te l'avoir dit de façon aussi catégorique depuis Djamilia, si cela peut achever de t'en convaincre)

      (Merci :) )

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