PAR BIEN DES ASPECTS, L’Héritage
d’Esther et Les Braises peuvent
être rapprochés. C’est une lettre qui, dans les deux romans, vient perturber le
quotidien et faire resurgir le passé. Les missives portent le même
message : le retour d’un personnage parti depuis, respectivement, vingt et
quarante-et-une années, sans jamais donner de nouvelles. De là naît une confrontation
à huis clos, dans une habitation familiale riche de souvenirs et de fantômes :
« le château était un monde en soi,
à la manière de ces grands et fastueux mausolées de pierre dans lesquels
tombent en poussière des générations d’hommes et de femmes » [Les Braises,
p. 27] Cette impression est renforcée par la vie qui semble avoir quitté les
personnages avant le début du récit : ils agissent comme des somnambules,
dans l’attente de ce retour qui les réanime et leur fait reconstituer le décor
de la dernière scène vécue, comme si le temps s’était arrêté :
Ma voix évoquait sans doute celle d’un somnambule réveillé en sursaut. Et ce somnambulisme avait duré vingt ans. Oui, pendant vingt années, j’avais marché, calme et souriante, d’un pas uniforme, au bord de l’abîme. À présent, j’étais réveillée et je voyais la réalité. [L’héritage d’Esther, p.10]
Dans L’héritage d’Esther,
Sándor Márai réunit deux anciens amants : Esther, jeune fille amoureuse et
abandonnée, et Lajos, séducteur rusé et insaisissable. Outre la nounou,
présente dès les premiers jours, tout comme dans Les Braises, famille et amis entourent ces deux personnages,
tempérant ou préparant leur face à face. La tension est instaurée
progressivement avec art : un art narratif et de la mise en scène, tant de
la part de l’auteur que du personnage de Lajos, manipulateur hors pair. Esther
en a parfaitement conscience, mais se laisse enliser dans le piège tendu. Dans
ces conditions, se pose la question du libre arbitre, de l’inéluctabilité du
destin et du devoir envers l’être aimé.
Le roman Les braises
aborde quant à lui l’amitié, non pas « l’explosion occasionnelle de joie qu’éprouvent deux personnes en se
rencontrant du fait qu’à un moment donné de leur vie, elles sont du même avis
sur certains points, ont les mêmes goûts et s’accordent au sujet de leurs
distractions » [p. 102], mais « le sentiment le plus fort du monde » [p. 103] que « seuls les hommes connaissent » [p.
60]. C’est du moins ce que laisse d’abord penser la réunion de deux vieux amis
perdus de vue, dont les liens remontent à l’enfance. Le récit de leur
rencontre, de leur jeunesse commune, puis de leurs dernières années passées
ensemble, comme des frères, suivi d’un essai de définition de l’amitié au début
de la conversation, oriente en effet le lecteur vers cette hypothèse de
lecture, avant que de nouvelles révélations ne l’en détournent.
Plus largement, les deux hommes se posent également en témoin
d’un monde qui n’est plus : deux guerres mondiales ont eu lieu, et tout retour
en arrière est désormais impossible ; tout au plus un arrêt artificiel du
temps par la fuite à l’étranger ou l’enfermement dans un château isolé. La
nostalgie de ce monde révolu imprègne chaque parole ou geste, isolant un peu
plus les deux vieillards du monde environnant. La coupure d’électricité
impromptue renforce encore bien sûr cet effet narratif, de façon inutile selon
moi. À force d’accumuler les éléments d’ambiance, Sándor Márai en fait un peu
trop dans Les Braises, tandis qu’il
était parvenu à un bel équilibre dans L’héritage
d’Esther, davantage limité à l’essentiel.
La fin des deux romans – si frustrante pour une lectrice
curieuse telle que moi – les rapproche à nouveau : la tension instaurée
tout au long du récit ne s’achève pas véritablement, une part de mystère
demeure en suspens. Les Braises en
particulier joue avec les nerfs du lecteur : au terme d’une
conversation-monologue riche en digressions, en sinuosités, en
allers-et-retours successifs d’un évènement à l’autre, aucune question ne
semble résolue. Les personnages se comprennent à demi-mot et excluent tout
tiers. Si L’héritage d’Esther laisse
également planer le mystère, en raison du caractère insaisissable de Lajos, l’interrogation
finale semble partagée par Esther, qui la renvoie au lecteur, en l’incluant
ainsi dans son histoire.
Deux retrouvailles riches de tension et fascinantes.
*
La vue de la puszta, le spectacle de la plaine immense étendue là, accablée par le souffle pesant de l’automne, l’impressionnaient. Durant de longues heures, la voiture avançait sur de mauvaises pistes qui bordaient d’interminables champs de maïs, dégarnis par la récolte et semblables aux contrées meurtries qui se meurent après la retraite des combattants vaincus. [Les Braises, p. 23]
NOTE | Semaine hongroise : Marilyne a lu un autre grand
auteur de la littérature hongroise et lauréat du prix Nobel de littérature, Imre Kertész.
L’héritage d’Esther de Sándor Márai, traduit du hongrois par
Georges Kassai et Zéno Bianu | Le Livre de poche (Paris), 8e
édition, 2012 | 1re publication (Hongrie) : 1939 ; 1re
traduction française (Albin Michel) : 2001
Les braises de Sándor Márai, traduit du hongrois par Marcelle
et Georges Rénier | Le Livre de poche (Paris), 11e édition, 2010 | 1re
publication (Hongrie) : 1942 ; 1re traduction française
(Albin Michel) : 1995
J'aime la façon dont tu présentes ces deux atmosphères qui semblent liées, tout en se distinguant de par leurs sujets. Qu'as-tu pensé de la littérature hongroise par rapport à la française ou la russe par exemple? je suis de près cette semaine thématique en tout cas!
RépondreSupprimerMerci pour ton petit mot et pour ton intérêt !
SupprimerIl me semble difficile de tirer une conclusion sur toute la littérature hongroise avec aussi peu de lectures, surtout que j’ai été prudente dans mes choix et en suis restée à des thèmes qui me plaisaient ou me parlaient déjà. J’ai par exemple évité les textes humoristiques ou les auteurs dont on annonçait l’humour absurde, décapant, etc. J’ai tout de même eu l’impression que c’est une caractéristique importante de cette littérature, de même que le sujet des guerres mondiales ou du communisme par exemple (Marilyne s’est davantage dirigée de ce côté-là que moi). Pour tenter de répondre à ta question, je dirais que le ton, cet humour particulier distingue la littérature hongroise de la française et de la russe, mais ce serait à confirmer par un plus grand spécialiste ou lecteur que moi.
Plutôt qu’une différence, j’ai ressenti certains rapprochements avec d’autres littératures européennes en fonction des époques : dans le cas de Márai, j’ai très vite pensé à Stefan Zweig, à ses romans psychologiques et à la vision de monde qui change au XXe siècle. En lisant Gyula Krúdy, j’ai repensé à Tchinghiz Aïtmatov et à Marie Gevers, à l’ambiance de leurs romans et à leur écriture de la nature. Je ne me suis pas senti étrangère à cette littérature en fait, beaucoup de références historiques sont communes au XXe siècle en Europe (je ne me suis pas aventurée plus loin dans le temps, par manque de traduction accessible).
Il est excellent ce billet. Retrouver la plume de S.Maraï, j'aime beaucoup les extraits. Evidemment, je n'ai aucun de ces deux titres ( et suis plus tentée par " L'héritage d'Esther " bien que tu attendes ma lecture pour " Les braises " ^-^ ). Il est vrai que l'on rapproche souvent Sandor Maraï de Stefan Zweig, deux grands auteurs de la Mittel Europa. Et comme tu sais mon admiration pour Zweig... c'est très bien que ce soit toi qui aies présenté S.Maraï :)
RépondreSupprimer( je me permets de te recommander " La soeur " ... )
Merci ! Je note précieusement le conseil pour retrouver la plume de S. Marai une prochaine fois (et il faudrait que je (re)lise Zweig aussi...) Je n'attends pas forcément ta lecture des Braises, j'avais cru que tu l'avais déjà lu et souhaitais discuter d'un détail ; je pourrai toujours chercher un autre lecteur tant que ma curiosité est encore vive. Je conseillerais davantage L'héritage d'Esther, que j'ai préféré, et attendrai tes impressions sur ce titre-là plutôt.
SupprimerJ'ai souvent croisé sur les blogs cet auteur ces derniers mois. A chaque fois, les articles me donnent envie de tenter et le tien n'y fait certainement pas défaut !
RépondreSupprimerJe l'ai aussi croisé quelques fois, il semble revenir à la mode soudainement (des rééditions peut-être ?) Tant mieux si je te tente à mon tour, je pense qu'il te plairait. Un titre te tente en particulier ?
SupprimerJ'ai adoré les Braises , lu il y a ...une douzaine d'années déjà ! Je me souviens de la tension extrême du récit, du côté très MittelEuropa de ce récit, un récit d'un temps révolu ( le monde d'hier , comme dirait Sweig) . Mais par ailleurs je trouve ça bcp plus puissant et sombre que du Sweig, pour ma part .
RépondreSupprimerTu me donnes envie de lire l'héritage d'Esther ...
Quel souvenir ! Je ne sais pas si le mien sera aussi fort... Le retard des révélations, les digressions m'ont beaucoup agacée et ont réduit la tension qui émanait du récit pour moi. J'espère que L'héritage d'Esther te plaira si tu le lis et ne souffrira pas trop du souvenir des Braises.
SupprimerLa comparaison avec Zweig m'est venue assez vite pour cette ambiance Mittel Europa, mais je l'ai trop peu lu pour aller plus loin... J'aimerais le lire à nouveau pour voir si je te rejoins sur le côté plus puissant et sombre de Marai.
Ton billet est très intéressant. J'ai vraiment adoré "Les braises" que j'ai découvert en 2013. Je viens de noter "L'héritage d'Esther" il y a quelques jours justement, et là, tu me donnes envie de le lire tout de suite.
RépondreSupprimerJ'ai également beaucoup aimé "Un premier amour", le journal intime d'un professeur plus très jeune qui aime pour la première fois. Un livre émouvant et troublant, qui décrit comment le narrateur part à la dérive et s’enferme dans la solitude et la paranoïa jusqu’à la folie.
Pour moi, Marai fait partie des grands auteurs du XXème siècle !
Merci, et tant mieux si je ravive ton envie de lire L'héritage d'Esther. Ca m'intéresserait d'avoir ton point de vue sur ces deux romans, même lus de façon moins rapprochée que moi.
SupprimerJe note ce "Premier amour", c'est à ton tour de me convaincre avec ces quelques mots (il est vrai que je suis déjà séduite par l'auteur et prête à lire tous ses titres un jour ou l'autre).
J'ai beaucoup aimé ton billet et j'ai envie de découvrir l'auteur, maintenant. Les atmosphères semblent vraiment particulières. Je sais, c'était le commentaire insignifiant du jour.
RépondreSupprimerMerci tout de même pour ton commentaire pas si insignifiant, ça me fait plaisir de savoir que je t'ai donné envie de découvrir l'auteur. ;) C'est peut-être un peu prématuré de le dire après deux romans seulement, mais il me semble que Marai joue beaucoup sur les ambiances et les construit à merveille, c'est peut-être cela qui les rend particulières.
SupprimerJ'ai découvert Marai au théâtre avec Les braises et depuis c'est un de mes auteurs fétiches dont j'ai dû lire huit livres.
RépondreSupprimerJ'imagine assez bien Marai au théâtre, ça devait être une belle adaptation. Conseilleriez-vous un titre en particulier parmi ceux que vous avez lus ?
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