Les villes invisibles | Italo Calvino

Il n’est pas dit que Kublai Khan croit à tout ce que Marco Polo lui raconte, quand il lui décrit les villes qu’il a visitées dans le cours de ses ambassades ; mais en tout cas l’empereur des Tartares continue d’écouter le jeune Vénitien avec plus de curiosité et d’attention qu’aucun de ses autres envoyés ou explorateurs. [p. 11]
ITALO CALVINO imagine dans ces Villes invisibles les récits de Marco Polo à l’empereur mongol Kublai Khan : loin de lui rendre compte de détails financiers, administratifs ou agricoles de son royaume, il lui conte la structure des villes et le mode de vie de ses habitants. À chaque bref chapitre correspond une ville, liée à un thème particulier : la mémoire, le désir, les signes, l’effilement, les échanges, le regard, le nom, les morts, le ciel, la continuité et la dissimulation. Le lecteur, aussi bien que l’empereur, se rend rapidement compte que ces villes sont nées de l’imagination de Marco Polo, en raison de leur caractère fantastique. Les deux personnages eux-mêmes paraissent parfois irréels, doutant et faisant douter de leur existence :
Peut-être ce jardin n’existe-t-il qu’à l’ombre de nos paupières baissées, et n’avons-nous jamais cessé, toi de soulever la poussière sur les champs de bataille, moi de marchander des sacs de poivre sur des marchés lointains ; mais chaque fois qu’au milieu du vacarme et de la foule nous fermons à demi les yeux, il nous est donné de nous retirer ici, vêtus de kimonos de soie, pour considérer ce que nous sommes en train de voir et de vivre, pour faire les additions, contempler à distance. [p. 127-128]

Il y a certainement bien des façons d’interpréter chacune des villes, ainsi que leur agencement (la table des matières fait apparaître un phénomène numérique décroissant bien trop régulier pour être innocent). L’éditeur évoque sur la quatrième de couverture une « subtile réflexion sur le langage, l’utopie et notre monde moderne », développée par Jean-François Serre. Isabelle Lavergne voit quant à elle dans Les Villes invisibles « un voyage sans fin dans l’empire de la langue (entre voyage hystérique et expression de la féminité) », tandis que Clément Lévy y a étudié la dislocation et la déterritorialisation. À mon humble niveau, sans avoir cherché à analyser en profondeur le roman, j’ai fini par le lire comme une métaphore de la littérature et une réflexion sur l’écriture.
Elle n’a pas de nom ni de lieu. Je te répète la raison pourquoi je la décrivais ; du nombre des villes imaginables il faut exclure celles dont les éléments s’additionnent sans un fil qui les relie, sans règle interne, perspective ou discours. Il en est des villes comme des rêves : tout ce qui est imaginable peut être rêvé mais le rêve le plus surprenant est un rébus qui dissimule un désir, ou une peur, son contraire. Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre. [p. 58]
Une fois cette interprétation acceptée, chaque ville apparaît comme une histoire possible, construite à partir de quelques éléments narratifs irréels et vraisemblables ; un peu à la façon des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau. Toutes ces histoires, bien qu’elles se revendiquent parfois comme issues du hasard ou de l’esprit, sont nées d’un désir ou d’une peur de l’auteur, afin de répondre à une question ou d’en susciter une.
– Les villes aussi se croient l’œuvre de l’esprit ou du hasard, mais ni l’un ni l’autre ne suffisent pour faire tenir debout leurs murs. Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions.
– Ou de la question qu’elle te pose, t’obligeant à répondre, comme Thèbes par la bouche du Sphinx. [p. 58]
Depuis le « pourquoi » de la littérature jusqu’au rôle du lecteur, les discussions de Marco Polo et de Kublai Khan abordent de nombreuses questions de théorie littéraire sous le couvert des villes et du discours à leur sujet. Se laisse ainsi deviner un « art littéraire » basé sur la variation des mêmes thèmes, sur la vraisemblance plutôt que la vérité, et la participation du lecteur à l’œuvre par le regard qu’il lui porte.

Un roman complexe et riche de sens divers.

NOTE | Autour d’Italo Calvino : je partage la lecture de cet auteur avec Marilyne, qui a quant à elle choisi La journée d’un scrutateur.

Les villes invisibles - Italo Calvino

Les villes invisibles d’Italo Calvino, traduit de l’italien par Jean Thibaudeau

Gallimard (Paris), coll. Folio, 2013

1re publication (Italie) : 1972
1re traduction française (Le Seuil) : 1974

8 commentaires:

  1. Un jour un jour je lirai ce livre (et relirai d'autres de Calvino...)

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    1. Un jour je lirai d'autres livres de Calvino. ;) J'ai débuté avec celui-ci, j'attendrai ta lecture "un jour", je me demande comment tu le comprendrais.

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  2. C'est bizarre, je n'ai aucun souvenir des "Villes invisibles", que j'ai lu il y a longtemps, c'est vrai. En revanche, la trilogie "Le baron perché" "Le chevalier inexistant" "Le vicomte pourfendu", ou "Si par une nuit d'hiver un voyageur" m'ont laissé d'excellents souvenirs. Comme plus récemment, "Marcovaldo" et son atmosphère particulière. Tu m'as donné envie de redécouvrir "Les villes invisibles.

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    1. La fragmentation des Villes invisibles laisse peut-être moins de souvenirs... Tant mieux si je t'ai donné envie de les redécouvrir. Comme je le disais à Keisha, ça m'intéresserait de lire d'autres impressions à leur sujet, comment elles ont pu être comprises par d'autres.

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  3. Ce n'est clairement pas un livre qui me tente, mais je suis heureuse qu'il t'ait plu, malgré sa complexité.

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    1. Merci encore de m'avoir permis de le découvrir. :) J'ai eu l'impression de revenir à mes cours de littérature italienne...

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  4. Je le lirai donc ( un jour, certainement le même que Keisha ^^ ). En attendant, je serai très curieuse de ta lecture de " Si par une nuit d'hiver un voyageur "... :)

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    1. J'attendrai donc ta lecture également. ;) Et ce même jour, je lirai certainement "Si par une nuit d'hiver un voyageur" : je préfère attendre avant de poursuivre avec Calvino, me laisser le temps d'en avoir l'envie et la disponibilité d'esprit.

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