La répétition | Eleanor Catton

DÈS LES PREMIÈRES PAGES, La répétition déstabilise le lecteur par de nombreux brouillages : temporels, entre les personnages, et entre réalité et fiction. Il apparaît en effet très vite que l’ordre chronologique est mis à mal par la construction fragmentée du roman. Les changements temporels sont indiqués soit par un jour de la semaine, sans indication précise de date, et par une focalisation sur un personnage différent, soit par un mois de l’année, toujours sans autre précision. Les flash-backs et les anticipations sont courants au sein d’un même chapitre, sans qu’on ne sache apposer une telle étiquette littéraire sur le passage : si novembre succède bien à octobre, il réapparaît ensuite après février, sans garantie que ce dernier ne soit pas le « présent » et les autres mois le « passé », par exemple.

Cette division par jours et par mois correspond de plus à deux univers romanesques parallèles. Le premier est plutôt féminin et adolescent : une professeur de saxophone reçoit durant ses cours individuels les confidences de quelques jeunes filles en fleur. Le second univers se déploie quant à lui dans un institut de théâtre, principalement autour du personnage de Stanley, nouvel étudiant de première année. Il participera à la pièce construite autour du fait divers inaugural du roman : une élève séduite par son professeur de musique au lycée voisin. Une fois cette information connue, le lecteur comprend mieux certains brouillages entre les personnages et un passage comme celui de la troisième page : « Elle s’efface, cédant le passage à la visiteuse qui se précipite. C’est la même femme que tout à l’heure, seul le costume a changé – Winter plutôt que Henderson. » [p. 13] La frontière entre théâtre et « réalité » apparaît parfois clairement, mais est le plus souvent estompée ; au lecteur d’en juger et de se laisser prendre au jeu. Pas plus que les acteurs-scénaristes ou que les amies de la jeune fille abusée, le lecteur ne connaîtra la vérité au sujet de cette affaire. Les rumeurs courent et s’échangent par confidences, la pièce se construit au fur et à mesure à partir de bribes récoltées dans les journaux ; ainsi la fiction se mêle-t-elle au réel et en arrive à prendre le pas sur lui.

Tous ces brouillages sont construits sur des parallèles tout à fait fascinants. Outre celui entre les rumeurs et la fiction théâtrale / romanesque, un autre est fait entre les univers déployés dans le roman. Le théâtre et l’adolescence apparaissent comme des mondes troubles, basés sur les apparences et l’image de soi renvoyée aux autres. Se pose la question de l’identité – la sienne, celle qui se construit, celle du personnage ou de celui qu’on aimerait être –, ainsi que celle de la transparence ; est-on vraiment soi-même ou joue-t-on un rôle ?

Enfin, il est également possible d’opérer un rapprochement entre Eleanor Catton et les figures professorales du roman, par leur volonté commune de déstabilisation. Soucieux de faire s’épanouir leurs élèves dans leur art respectif, les professeurs les poussent dans leurs retranchements, cherchent à leur faire accepter leur part sombre, à leur faire explorer leur sexualité, quitte à ce que la prise de conscience soit violente – et elle l’est toujours, semble-t-il, la perte de l’innocence ne se fait jamais sans mal.
Le saxophone parle la langue des bas-fonds, l’argot blasé et mélancolique du demi-jour – sale et sexy et suant et dur. C’est la langue des orphelins et des bâtards et des putains. […] Le saxophone, dit encore la prof, est la cocaïne de la famille des bois. On admire les saxophonistes parce qu’ils sont dangereux, parce qu’ils ont exploré une face plus sombre, plus sinistre de leur propre personnalité. [p. 85]
Le lecteur est lui aussi confronté à une part plus sombre de sa personnalité, que l’auteure l’invite à explorer : son voyeurisme, qui lui est renvoyé comme par un miroir. Attiré par le fait divers annoncé sur la quatrième de couverture, il ne peut qu’être frustré dans cette attente. De cette insatisfaction, peut naître une réflexion et un certain malaise : pourquoi cette attirance pour le sordide ? Pour la vie d’autrui ? Que recherche-t-il dans la fiction ?

Un roman finement construit, fascinant et dérangeant.

NOTE : pour en savoir plus sur l'intrigue, je vous conseille la chronique de Miss Léo, plus complète de ce point de vue.

La répétition - Eleanor Catton

La répétition d’Eleanor Catton, traduit de l’anglais par Erika Abrams

Gallimard (Paris), coll. Folio, 2013

1re publication (Nouvelle-Zélande) : 2008
1re traduction française (éditions Denoël) : 2011

8 commentaires:

  1. Je n'ai pas du tout entendu parler de ce roman auparavant! Il a l'air intriguant, tant pour sa forme que le sujet. Belle présentation en tout cas d'un roman qui semble "complexe"! (je me doute que tu as eu du fil à retordre à écrire ton billet ;) ).

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    1. Je l'avais repéré à la librairie à sa parution, pour son sujet, puis je n'en avais pas beaucoup entendu parler sur les blogs non plus. Je crois que sa complexité et ce brouillage entre réalité et théâtre a dû en dérouter plus d'un, surtout que la quatrième ne le laisse pas du tout présager.
      Merci pour ton commentaire et le compliment, qui me fait bien plaisir sur ce billet si difficile à agencer.

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  2. Ca y est, il est écrit et bien écrit ce billet ! Tu instilles le doute en moi : vais-je être attirée par le sordide et pourquoi ???

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    1. Merci ! Si le livre est dans ta PAL, c'est ce que tu as quand même été attirée par cette sordide affaire. ;) Dans le roman même, il y a peu de sordide, cette attente-là est déçue en quelque sorte, et j'ai vraiment eu le sentiment qu'elle était renvoyée au lecteur avec cette question du "pourquoi ?"

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  3. Même commentaire que Anne ! ( tout le commentaire ^^ ). Ton billet est clair pour expliquer le brouillage narratif en miroir du propos de l'intrigue, je jeu de " coulisses ", de " semblant " et de complicité. Ce billet est également très intéressant, il est précis sans trop en dire tout en titillant le lecteur...

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    1. Merci aussi alors, me voilà rassurée... J'avais peur de trop en dire, tout en ayant l'impression de ne pas en dire assez pour faire comprendre ce jeu narratif. Si j'ai en plus réussi à titiller quelques lecteurs, c'est parfait. ^^

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  4. Comme tu ne veux pas en dire trop , c'est forcément un peu elliptique . On sent que tu as beaucoup aimé , je reste perplexe ...

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    1. En fait, ma fascination s'est tellement portée sur la construction du roman et les brouillages instaurés que l'intrigue en elle-même est devenue secondaire à mes yeux. J'ai eu du mal à l'intégrer à mon article, et c'est pour ça que je renvoie à celui de Miss Léo qui en dit plus. La quatrième de couverture est aussi plus explicite en posant le cadre, mais ne laisse pas du tout imaginer cette complexité dans le traitement : "Un scandale éclate au lycée de jeunes filles : M. Saladin, le professeur de musique, est renvoyé pour avoir entretenu des relations coupables avec une élève. Les camarades de classe de l'adolescente et sa jeune sœur sont en émoi, brusquement propulsés dans un monde de désir, de violence, de fantasmes dont elles pressentent obscurément qu'ils forgent la vie tout entière. Les adultes essaient tant bien que mal d'endiguer l'onde de choc. Mais l'affaire agite les conversations jusqu'à l'obsession et l'école de théâtre locale finit même par l'adapter en pièce de fin d'année, brouillant les frontières entre réalité et fiction..." (J'espère que ça te semble un peu plus clair)

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