Madame Orpha | Marie Gevers

PAR BIEN DES ASPECTS, à commencer par le titre, Madame Orpha m’a fait penser à Djamilia de Tchinghiz Aïtmatov. Si le titre met à l’honneur un personnage féminin, celui-ci est perçu par les yeux d’un(e) enfant, bien plus présent dans le récit que les deux amants interdits qu’il (elle) observe. Le roman, a priori une histoire d’amour, se transforme sous ce prisme en récit d’initiation, menant à l’adolescence et à l’écriture, ainsi qu’en hommage à la nature environnante.
Quand on parle des choses de la terre, des champs et des eaux, quand on rêve aux gens et aux bêtes qui les peuplent, on est pris pour un an. Si je pense aux chasses de mon père, en voilà pour quatre saisons ; que je m’occupe des poissons et de la pêche, douze mois défilent, et chaque fois, dans le sillage des souvenirs réunis, j’ai recueilli une parole ou un fait, ou un rêve qui m’ont aidée à reconstruire l’histoire d’Orpha et de Louis. [p. 166]
Inspirée par le jardin de sa famille au manoir de Missembourg, Marie Gevers livre en effet une série de « tableaux » naturels au fil des saisons. Ses descriptions poétiques font revivre mille et un détails du passé, sous forme de sensations, de couleurs, d’odeurs ou de goûts ressentis par une jeune narratrice particulièrement attentive à ce qui l’entoure. Rêveuse et discrète, éduquée à la campagne dans un milieu bourgeois, elle perçoit la beauté du feu qu’ignore la fermière qui vient y faire cuire son pain, les variations de l’air annonçant les saisons, aussi bien que la beauté de l’amour qui pousse Madame Orpha et Louis l’un vers l’autre, en dépit des conventions sociales et des commérages.

C’est donc au gré des souvenirs sensoriels que sera racontée l’histoire de ces deux amants, dans un ordre qui peut paraître assez aléatoire d’un point de vue chronologique : la narration débute lorsque cette liaison est révélée à la narratrice par le bavardage d’une voisine, se poursuit au fil des commérages entendus et des rendez-vous secrets surpris, avant d’en arriver au moment de la naissance de l’amour proprement dit dans un récit enchâssé au cours d’une conversation. Contrairement aux villageois, Madame Orpha et Louis sont privés de la parole ou ne parviennent pas à s’en servir. Leur amour est entouré de silence et se déroule donc à un autre niveau : celui du non verbal. Pour l’exprimer au plus juste, la narratrice doit se détacher des mots méprisants des commères et travailler avec les images, la synesthésie, ainsi que les parallélismes. Le hibou pleurant sa compagne annonce la séparation des amants, tandis que le printemps est aussi irrépressible que le désir de se voir, ne fut-ce qu’un instant, par exemple.

À travers cette histoire d’amour bravant les convenances, la narratrice accède aussi bien à l’écriture qu’à adolescence : elle a laissé derrière elle quelques illusions d’enfance, appris les faux-semblants et petits arrangements de conscience, mais surtout elle attend le désir et l’amour sans les craindre, ni les juger.

Un magnifique roman synesthésique.

Madame Orpha - Marie Gevers

Madame Orpha de Marie Gevers, édité par Véronique Jago-Antoine et préfacé par Guy Goffette

Labor (Bruxelles), coll. Espace Nord, 1992

1re publication (Victor Attinger) : 1934

* LC avec Lili *
* Le mois belge d’Anne et Mina *

13 commentaires:

  1. Je vois que la poésie et l'harmonie avec la nature nous ont séduites toutes les deux ! J'aime tout particulièrement l'extrait que tu cites à cet égard.
    En parlant de parallèle avec une autre oeuvre, je n'ai pu m'empêcher de penser souvent à "Madame Bovary" au fil de ma lecture. J'ai eu l'impression que la pauvre héroïne flaubertienne aurait peut-être ressembler à Orpha si elle avait été vu à travers les yeux d'une enfant elle aussi. Comme quoi, le point de vue du narrateur peut tout changer !

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    1. C'est ce qui me donne tant envie de lire à nouveau Marie Gevers, d'autant plus que, comme tu l'as dit dans ton article, cela cache des réflexions très intéressantes.
      Je n'avais pas pensé à Madame Bovary, mais c'est vrai que c'est évident finalement.

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  2. Même si le récit de Madeleine Bourdouxhe est différent de celui-ci, il y a des procédés, des thèmes semblables... Ecriture de femme, de Belgique, d'une époque ?

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    1. Je viens d'aller lire ton article, c'est vrai que ces similitudes sont assez fortes et troublantes... Ca serait vraiment intéressant de lire d'autres auteures (et auteurs) belges de la même époque pour comparer et essayer d'isoler ce facteur commun.

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  3. Quel beau billet, plein de finesse. Il semble bien entrer en résonance avec celui de Lili ! Je suis assez amatrice de l'aspect synesthésique que tu mets en lumière, ça achève de me donner envie de découvrir ce roman.

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    1. Merci pour le compliment. :) Je ne peux que te conseiller ce très beau roman, je suis sure qu'il t'intéressera et devrait te séduire.

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  4. Ton article me plaît beaucoup!

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    1. Tant mieux :) Tu es tentée ?

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    2. eh bien voilà, je l'ai trouvé hier à l'oxfam bookshop :) il me tarde de le découvrir!

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  5. Une très belle évocation de ce roman délicieux de Marie Gevers, merci Mina.
    Un roman "synesthésique", on ne peut mieux dire, et très intéressant par sa manière de jouer sur le point de vue.

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    1. Merci à toi de m'avoir fait découvrir cette auteure. Je compte poursuivre avec Vie et mort d'un étang que tu avais présenté.

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  6. Je crois que je vais définitivement passer (je rebondis sur ta réponse dans ta dernière chronique).

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    1. Je me le disais aussi. Je ne pense pas te tenter ce mois-ci et élargir ton horizon belge à vrai dire (éventuellement avec mon Flamand, mais je ne l'ai pas encore lu et c'est une découverte totale de l'auteur pour moi). C'est peut-être Marilyne qui le fera.

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