Comme la cigale de la fable, la frivolité n’a pas bonne réputation. Mais comment la définir ? […] La frivolité est presque toujours double et ambiguë. Elle sait cueillir au vol une minute de plaisir ; mais elle s’apparente ainsi au vide et à l’oubli, à l’inconstant et à l’inconsistant. Faute de référence stable, il est plus facile de dire ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est ; le sérieux, l’utile, l’esprit comptable ne font pas bon ménage avec elle. [p. 7]
AUSSI BIEN objet qu’attitude, la frivolité est difficile à
définir et à saisir à travers les époques qu’elle traverse. Toujours présente
sous une forme ou l’autre, elle est souvent condamnée, parfois défendue et peut
devenir un véritable art de vivre. Dès l’Antiquité, avec l’Ecclésiaste, une
réflexion à son sujet est développée : elle est alors considérée par les
épicuriens comme un moyen d’oublier le caractère éphémère et imprévisible de la
vie ; en profitant des petits plaisirs simples et en ne philosophant pas,
cette inquiétude se dissipe. Le christianisme se placera par la suite dans une
attitude plus réprobatrice : la frivolité et l’oubli de soi dans les
plaisirs détournent les hommes de Dieu, qui doivent au contraire garder à l’esprit
le jugement dernier qui les attend. Ce rappel se marquera notamment dans l’art
(sur les frontons des églises ou les tableaux) et les sermons religieux. Il
imprégnera également durablement la mentalité occidentale, assez mélancolique,
malgré la banalisation de la mort et le rejet des préceptes religieux au 18e
siècle.
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La marchande de mode, François Boucher, 1746 |
À la lecture de cette histoire de la frivolité française
retracée par Sabine Melchior-Bonnet, se dégage peu à peu l’idée que la
frivolité est de toutes les époques et souvent sous les mêmes formes, avec
assez peu de variations. L’une d’elles est l’association avec la féminité :
Sous des habillages différents, ces stéréotypes ne seront pas remis en cause avant les temps modernes. La frivolité se pavane d’abord au féminin. [p. 16]
Qu’on l’attribue au péché originel, à des causes
physiologiques ou à la nature, la frivolité féminine est un stéréotype
récurrent et persistant, même après des expériences scientifiques ou des essais
démontrant l’absurdité de certains arguments. Des voix s’élèvent en effet à
plusieurs reprises en dénonçant la mauvaise éducation des femmes et leur
écartement de la vie sociale, qui seraient la cause de cette frivolité accrue, ou
en affirmant que ce trait de caractère concerne tout autant les hommes.
Certaines femmes joueront de cette position infériorisée en prenant la plume
pour écrire de plaisantes « bagatelles », apparemment sans
conséquence, plus ironiques qu’offensives. Lors de la Révolution, les femmes
voudront au contraire se débarrasser de l’ancien monde et de la frivolité qui y
est liée, mais ne seront pas comprise par les hommes qui les rêvent encore
charmantes, frivoles et œuvrant à leur bon plaisir, plutôt qu’à la
reconstruction de la Nation.
La manifestation la plus décriée et voyante de cette
frivolité féminine est la mode, d’abord réservées aux nobles, puis s’étendant à
des franges de plus en plus larges de la société (haute, puis petite bourgeoisie,
avant d’atteindre les femmes de certains ouvriers). Petit plaisir personnel,
instrument de pouvoir ou élément du culte de la Beauté, le vêtement varie
énormément, mais garde toujours la même importance symbolique. Il met en valeur
un joli visage, attire l’attention du Roi sur un courtisan au goût sûr (qui
pourrait bien alors se voir gratifier d’une fonction quelconque et du salaire
qui l’accompagne) et fait jaser dans les sociétés. Contrairement à ce que
laissent entendre les discours misogynes, les hommes ne dédaignent pas ces
artifices et autres rubans, comme le rappelle l’auteure à plusieurs reprises :
Deux poids deux mesures : le discours misogynes passe sous silence les raffinements d’une coquetterie masculine qui tourmente les élégants de toutes les époques, depuis les « mignons » de Henri III jusqu’aux dandys du XIXe siècle en passant par les petits-maîtres du XVIIIe siècle. [p. 12]
La frivolité se partage, et c’est sa meilleure justification. [p. 82]
La littérature l’a très bien illustré, la frivolité fait
également partie intégrante de la vie sociale et, plus particulièrement,
mondaine dans les Cours royales et les salons aristocratiques. Codifiée dans
les manuels du courtisan et toute en légèreté, elle fait oublier le vide de son
existence et assure la bonne entente au sein du groupe, en dépit des persiflages
et autres médisances qu’elle suscite.
Chacun doit à l’autre sourire, légèreté, aménité. Le badinage est « l’art de dire de jolis riens » (Duclos), et de bannir de la conversation tout sujet qui demande un effort ; badiner consiste à n’être présent que superficiellement dans le langage, par « un engagement du bout de l’âme » ; car le plaisir collectif exige de renoncer à soi ou à un plaisir égoïste [p. 81-82]
C’est là l’un des paradoxes de la frivolité, qui privilégie le
bonheur personnel tout en étant également un devoir social. Si elle divertit et
éloigne le chagrin, elle ne peut satisfaire durablement et ramène
immanquablement à l’ennui initial. De même, les aventures amoureuses à peine
vécues – comme un jeu, sans attachement réel et interrompues avant d’en arriver
au sentiment – laissent un goût amer et usent un monde qui voile la réalité environnante
par un étourdissement permanent.
Malgré l’image qu’on en garde, la frivolité n’est pas le
fait de la seule noblesse oisive et des dandys de la Fin de siècle ; le « peuple »
a également la sienne, lorsqu’il dispose de temps libre pour s’y consacrer. Au
fil des siècles, se développent les fêtes de Carnaval, les salles de théâtre ou
d’opéra, les bals, les promenades publiques, le cinéma et les magasins de mode,
sans oublier les jeux d’argent.
Marcelle Lender dansant le boléro dans Chilpéric, Henri de Toulouse-Lautrec, 1895-1896 |
Tous ces thèmes et d’autres sont abordés de façon chronologique, de l’Ancien Régime à nos jours (l’Antiquité et le Moyen Âge sont plus brièvement abordés dans l’introduction et dans la première partie, sans qu’un chapitre leur soit exclusivement réservé). Sabine Melchior-Bonnet maîtrise son sujet et le développe aussi bien à travers la littérature et les arts, notamment picturaux, que d’un point de vue social, sans négliger non plus le contexte culturel et politique de chaque époque. Cette approche multiple et détaillée rend l’ouvrage passionnant, sans le rendre moins accessible. L’écriture de l’auteure est en effet assez didactique, progresse du général vers le particulier et use des résumés ou rappels. Cela m’a parfois donné une désagréable impression de répétition inutile, heureusement dissipée par la vivacité du texte et le sens de la formule dont témoignent plusieurs fins de partie.
Un très bel ouvrage, passionnant et accessible.
Une histoire de la frivolité de Sabine Melchior-Bonnet, avec
une conception graphique de Raphaël Lefeuvre
Armand Colin (Paris), 2013 – 1re publication
* Projet non fiction *
Ne pas se perdre en frivolités, mais garder le goût de la légèreté, c'est parfois précieux. Un beau billet qui donne envie d'approfondir le sujet, un comble.
RépondreSupprimerC'est un équilibre difficile à trouver...
SupprimerJ'ai suivi le précepte du badinage pour cet article et suis restée à la surface de l'ouvrage, parfait pour approfondir le sujet (un comble, en effet :))
Merci pour la découverte, on a envie en effet de se plonger dans ce beau livre sans doute loin d'être "frivole" ! Ceci dit, j'aime bien l'apparente frivolité qui souvent cache beaucoup de profondeur. Il y a frivolités et frivolités, non ? :-)
RépondreSupprimerDisons que l'ouvrage a choisi la frivolité dans le ton, sans que ça n'atteigne le traitement du sujet. C'était très agréable à lire.
SupprimerJe dirais également qu'il y a frivolité et frivolité. ;)