SUITE À l’observation d’un changement dans la représentation
du nu à partir de la Renaissance, Jacques Bonnet s’est attaché à l’étude de ce
phénomène dans une sous-catégorie picturale précise, les femmes au bain. Ce
thème bien présent dans les mythologies gréco-romaines et dans les textes
bibliques relève également du quotidien : il est donc tout à fait
représentatif de l’ambigüité qui entoure le nu pictural occidental de cette
période. Loin de se restreindre à celle-ci, Jacques Bonnet élargit ensuite son propos
aux autres siècles en retraçant une histoire du voyeurisme pictural en Occident
– indissociable d’une telle peinture généralement faite par des hommes pour
d’autres hommes –, dont je vais brosser un bref aperçu ci-dessous.
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Le Bain de Diane, Le Guerchin, vers 1620 |
Du point de vue du nu, l’art médiéval pourrait être qualifié
de « naturel », dans le sens où le vulgaire se mêle au sacré, car
aucune hiérarchie n’est établie entre eux. Il n’est donc pas rare de voir des
scènes quotidiennes, voire triviales pour nous, dans des livres d’heure par
exemple. Cette attitude se situe dans la lignée des civilisations grecques et
romaines, où le nu était omniprésent et la jouissance sexuelle considérée comme
un présent des dieux. Il faut plusieurs siècles à l’Eglise pour combattre cette
croyance, tout comme d’autres superstitions ou pratiques sexuelles, en
associant la sexualité au péché originel et le corps féminin à la tentation.
Elle y est aidée par l’imprimerie, qui diffuse les idées des prédicateurs,
ainsi que de la Réforme, qui promeut la disparition de toute image. La
Contre-Réforme adopte quant à elle une attitude plus hypocrite vis-à-vis des
représentations picturales : tandis que le nu profane, assez répandu
jusque-là, est interdit, les nus sacrés échappent à la censure. C’est alors que
le voyeurisme pictural peut se développer, grâce à l’exigence de décence et à
la création d’un interdit.
Le problème est que les instincts humains définis comme les plus bas ne disparaissent pas sur commande. Toujours, ils se transforment et s’adaptent aux conditions sociales et morales qu’on leur impose. [p. 95]
Censurés, les artistes de la Renaissance s’emparent donc des
épisodes mythologiques et bibliques afin de représenter, hypocritement sous
couvert d’enseignement religieux, le corps féminin interdit. Parmi les scènes
de bain, Jacques Bonnet retient et analyse plus particulièrement Suzanne et les
vieillards, Bethsabée au bain et Diane surprise par Actéon. Lors de l’étude de
ces trois thèmes, il observe que la scène choisie devient un prétexte au
déshabillage dans un contexte de plus en plus profane, ainsi qu’au voyeurisme
du spectateur, et se fait de moins en moins allégorique. Ce qui pourrait n’être
qu’une scène du quotidien est érotisé par la présence des voyeurs en
arrière-plan du tableau ; le caractère interdit en est ainsi relevé. Celui-ci
est encore accentué par la punition qui attend les personnages, tandis que le
spectateur du tableau échappe à la sanction, tout en profitant encore davantage
d’une vue de face que le personnage féminin cherche à dérober à ses épieurs ou
agresseurs.
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Suzanne et les Anciens, Massimo Stanzione, 1630 |
Au 18e siècle, les thèmes académiques continuent
à être représentés, de façon de plus en plus galante (les femmes au bain
surprises ressemblent davantage à des Vénus qu’à de chastes effarouchées), en
parallèle d’un essor de la peinture profane bourgeoise, inspirée par la
production hollandaise et développant des thèmes anecdotiques du quotidien. L’association
de ces deux courants picturaux aboutit durant le même siècle à la peinture
galante, au sein de laquelle Jacques Bonnet distingue trois catégories :
- des œuvres dites « libertines », dans lesquelles le corps est dénudé sous divers prétextes non sexuels (la Jeune fille jouant avec un chien de Watteau, par exemple), comme la toilette intime.
- des œuvres érotiques, qui suggèrent plutôt qu’elles ne montrent. Dans Le Hasard heureux de l’escarpolette de Watteau, c’est cette fois le personnage-voyeur qui est en bonne position par rapport au spectateur. L’imagination de celui-ci est requise pour interpréter le sujet anecdotique du tableau et y déceler l’intensité sexuelle par les indices laissés.
- les œuvres pornographiques, qui représentent l’acte sexuel dans ses détails. Il s’agit notamment des gravures qui illustrent certains romans de l’époque.
Le voyeurisme pictural se décline donc sous trois nouvelles
formes et s’épanouit de plus en plus dans la peinture profane, bien que les
prétextes religieux et mythologiques continuent à connaître une belle fortune
jusqu’au siècle suivant.
Au 19e siècle, le thème des femmes au bain trouve
une dernière variante dans la mode romantique orientalisante, et la
photographie vient transformer encore une fois le voyeurisme pictural. Ce
nouvel art donne en effet l’impression d’une plus grande proximité et fait
oublier son intermédiaire (l’artiste, peintre ou photographe), de telle sorte
que la représentation du voyeur devient inutile : le spectateur se sent d’emblée
dans cette position et ignore si la femme représentée a été surprise dans son
intimité ou prend la pose.
Enfin, le parcours de Jacques Bonnet s’achève sur l’étude
plus particulière de quelques peintres ayant influencé l’histoire du voyeurisme
dans la peinture occidental (Courbet, Renoir, Degas, Bonnard, entre autres). Ce
propos moins généraliste s’explique par la démarche plus personnelle des
artistes, qui développent une problématique qui leur est propre en se souciant
de moins en moins de satisfaire les besoins voyeuristes de la société. Plus
indépendants, ils créent un voyeurisme intime, destiné à un collectionneur ou à
eux-mêmes, sans plus avoir recours aux prétextes mythologiques ou religieux. De
peintres pour voyeurs, ils deviennent
des peintres-voyeurs.
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Bethsabée au bain tenant la lettre de David, Rembrandt, 1654 |
Le travail de Jacques Bonnet retrace, à travers la
problématique choisie, une « autre histoire de l’art », hors des
courants picturaux. Le point de vue choisi est tout à fait intéressant, mais
parfois trop perdu de vue selon moi : soit le nu en général prend le pas
sur le sous-thème des femmes au bain, soit la question du voyeurisme est
laissée en arrière-plan. La structure d’ensemble est néanmoins cohérente et académique.
D’un point de vue graphique, ce beau-livre porte très bien son nom, la mise en
page de Pascale Ogée met en valeur les tableaux sélectionnés, en pleine ou
demi-page, tout en les maintenant non loin du texte qui les concerne. Les pages
de titre, plus particulièrement, m’ont plu, par le contraste entre le fond noir
et les petites illustrations colorées.
Un beau-livre intéressant et joliment conçu.
NOTE | Désir, amour et libertinage : Marilyne vous propose quant à elle de découvrir l’œuvre de Lawrence Alma-Tadema.
Femmes au bain. Du
voyeurisme dans la peinture occidentale de Jacques Bonnet, avec une
conception graphique de Pascale Ogée
Hazan (Paris), 2006 – 1re publication
* Projet non fiction *
Tiens, c'est intéressant. Je note dans un petit coin.
RépondreSupprimerC'est vrai que ça semble intéressant! Ça me rappelle que j'ai croisé il y a peu un livre qui parlait de l'évolution du nu dans l'art... Je ne retrouve plus les références mais ton billet m'y a fait penser. Il faudrait que je le retrouve.
RépondreSupprimerSi tu retrouves les références, ça m'intéresserait. J'avais initialement en vue un ouvrage sur ce sujet, mais ne l'ai jamais trouvé à la bibliothèque.
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